Infoprisons

C’était il y a dix ans…

Il y avait eu une première alerte en juillet 2008: pour protester contre le refus de l’administration pénitentiaire de le conduire chez le dentiste, un détenu s’était posté sur le toit du pénitencier de Bochuz et refusait obstinément de s’en laisser déloger. Nous nous étions alarmées, mais c’était l’été, et nous n’avons rien entrepris. Aujourd’hui, cet homme est mort. Il s’appelait Skander Vogt. Il a succombé, dans sa cellule enfumée, à la suite de l’incendie de son matelas. 

Des peines qui rendent fou Anne-Catherine Menétrey-Savary, Le Courrier, 03.05.2010 

Ce texte écrit en mai 2010 évoque l’élément déclencheur qui incita Muriel Testuz, une figure du Groupe Action Prison (GAP) des années 70-80 à m’alerter ainsi que deux autres ex-militantes démobilisées, Patricia Lin ancienne travailleuse sociale aux Etablissements de la Plaine de l’Orbe, puis Marie Bonnard, ancienne journaliste à l’hebdomadaire « Tout Va Bien ».  Pas question de réinventer le GAP! De l’information critique sur la prison, oui, mais par quel moyen? Après quelques mois de vaines recherches, il sembla évident que nous devions nous mettre nous-mêmes au travail. Le premier bulletin Infoprisons parut en janvier 2011.

Ce nouveau bulletin électronique est né de l’indignation ressentie face à la fin tragique de Skander Vogt, victime révoltée d’une mesure d’internement. En arrière fond, c’est tout le durcissement de la répression pénale répondant au mirage sécuritaire qui est mis sur la sellette. Pour mémoire, nous rappelons ci-dessous l’article fondateur de notre groupe de travail, « des peines qui rendent fou ». (…) Nous souhaitons vivement recevoir de votre part des informations, (de tout type: réflexions, études, témoignages, etc.) relatives aux domaines pénal et carcéral que nous pourrons intégrer dans nos prochains bulletins. Enfin, merci de nous faire connaître vos avis sur ce 1er numéro, quelque peu volumineux, mais c’est le premier dans la suite des bulletins que nous espérons trimestrielle.

Éditorial, Bulletin 1, Janvier 2011 

Nous ne voulions pas refaire le GAP, mais nous en étions les héritières…

Les trois fondatrices d’Infoprisons avaient connu de près le Groupe Action Prisons (GAP), mais pour elles il n’était pas question de le faire renaître.

Un jeune homme de 18 ans, Patrick Moll, est détenu en 1974 aux Etablissements de la Plaine de l’Orbe (EPO), placé dans cette prison pour adultes par le Tribunal des mineurs de Genève, après plusieurs évasions de maisons de correction. Le 30 juillet, il s’en évade, tente de forcer à vélomoteur un barrage de la police d’Yverdon, mais il est abattu de plusieurs balles dans le dos par un policier; il décède des suites de ses blessures.

Cet évènement tragique provoque une vive émotion dans l’opinion publique. Aux EPO des détenus se mettent en grève. Un Comité Patrick Moll se constitue. Au  printemps  1975 est fondé officiellement le Groupe Action Prison (GAP).  ll se  définit  comme  « le moyen  de  lutte  des  détenus  et  anciens  détenus », et non pas comme un service social ou une organisation politique.

Le GAP organise en été 1976 la première pétition nationale des prisonniers: 750 signatures sont récoltées dans les prisons de Suisse (pas loin de la moitié des détenus en exécution de peine). Adressée aux Chambres fédérales, la pétition exige pour les détenus un véritable statut de travailleurs. Elle est bien accueillie aux chambres fédérales: un postulat est adopté par le Conseil des Etats en 1977. Toutefois celui‐ci reste dans les tiroirs pendant quatre ans et sera finalement classé. 

Prisons romandes et suisses: Reflets des luttes des années ‘70 et ‘80 Infoprisons, Bulletin 12, Mai 2014

La révision du code pénal de 2007 et la mise en place des nouvelles «mesures» 

Membre de la Commission des affaires juridiques du Conseil national de 1999 à 2007, j’ai participé activement et de manière approfondie à la révision totale de la partie générale du code pénal. C’est ce qui m’a amenée, avec Infoprisons, depuis 10 ans, à observer l’application des règles issues de nos débats parlementaires pour constater avec regrets que certaines d’entre elles engendrent bien des problèmes. Retour sur le cas du détenu S. Vogt…

Avec la révision du Code pénal, la « philosophie » de la répression pénale a changé. En schématisant, on peut dire qu’auparavant, une sorte de contrat était établi entre l’auteur d’une infraction et le juge (ou la société): son crime « valait » tant de mois ou d’années de prison, et s’il se comportait bien, s’il faisait amende honorable, il pouvait sortir en ayant « payé sa dette » à la société. Aujourd’hui, le juge peut prononcer un internement à durée indéterminée, par lequel il ne punit plus seulement une infraction commise, mais aussi, par anticipation, celles qui pourraient l’être si on laissait sortir le condamné. L’idéologie sécuritaire ne tolère en effet aucune récidive et n’autorise aucun risque.

C’est de cette logique que dépendait le sort d’un homme comme Skander Vogt. Condamné à vingt mois de prison pour vol à vingt ans, il était enfermé depuis plus de dix ans, sans perspective de libération. Dans des cas semblables, il n’y a plus de contrat, il n’y a plus qu’un rapport de force. Le détenu n’a plus la maîtrise de son destin; il n’est plus en situation de préparer, ni même d’imaginer sa réinsertion; l’objectif de réhabilitation s’estompe au profit de la répression préventive, de l’enfermement, de l’exclusion. La condamnation à l’internement pour une durée indéterminée, voire à vie, est une condamnation à la mort sociale. Un jour de mars 2010, à l’aube, on s’est aperçu que c’était aussi une condamnation à mort tout court.

Des peines qui rendent fou Anne-Catherine Menétrey-Savary, Le Courrier, 03.05.2010 

La situation particulière de celles et ceux, juristes, professeurs d’université, juges, magistrat-es, politicien-nes pour qui le droit ou la loi n’ont plus de secrets, a parfois pour corollaire que les réalités de la prison leur échappent.  Peut-être même comprennent-ils et elles mieux  la justice que les  justiciables. Pour avoir ressenti moi-même ce décalage entre théorie et pratique, entre les concepts juridiques et le vécu des personnes concernées, j’ai espéré combler ce fossé avec Infoprisons. C’est encore le souhait de notre groupe, qui s’est reconstitué après le départ des pionnier-ères. Tout comme le GAP, Infoprisons n’a pas vocation à se transformer ni en service social ni en acteur politique. En revanche, contrairement à lui, nous n’avons réussi à établir que peu de contacts à l’intérieur des prisons. Faire signer une pétition par 750 détenus est une performance quasi inimaginable aujourd’hui. Infoprisons aspire surtout à échanger des points de vue, à établir des liens entre tous les acteurs du champ pénal, à documenter des expériences alternatives et à réfléchir sur les enjeux sociaux, sécuritaires et humains de la déviance, de la criminalité et de la réinsertion. 

Anne-Catherine Menétrey-Savary