Secret médical et prise en charge

La prise en charge des personnes détenues par le personnel pénitentiaire nécessite de plus en plus de compétences. Or au vu de la complexité des profils actuellement incarcérés, la séparation entre les missions médicales et les missions d’encadrement devient de plus en plus floue et nécessite une nouvelle réflexion autour du secret médical

En Suisse, les métiers du monde carcéral ont fortement évolué ces dernières années. L’exemple le plus parlant est qu’on ne parle plus de « geôliers », « porte-clés » ou « matons » mais d’« agent.e.s de détention », et qu’on les considère – à juste titre – comme l’un des principaux acteurs à la fois de la sécurité de la prison, mais également de la prise en charge des personnes détenues et de leur réinsertion future. L’image du simple ouvreur de portes s’éloigne, en témoigne la formation qu’iels suivent, validée par un brevet fédéral portant sur de nombreuses disciplines : criminologie, droit pénal, sécurités dynamique, procédurale et passive, mises en situation, réflexion sur leurs pratiques, etc. Le tout assorti d’évaluations régulières sur le terrain et d’un encadrement par des coaches de la pratique rompus à la profession. Suivent de nombreuses formations continues, dispensées notamment par le Centre suisse de compétences en matière d’exécution des sanctions pénales, sur toutes sortes de sujets (culture et religion, personnalités difficiles, personnes détenues avec des problèmes psychiatriques, etc.).

Cette évolution du métier d’agent.e de détention est le reflet de l’évolution du domaine pénitentiaire dans son ensemble ; elle touche d’ailleurs, de la même manière, les autres professions du milieu (personnel administratif, criminologues, surveillants-chefs, directions, etc.). Et si la question des moyens nécessaires à cette évolution mérite d’être posée au vu des nombreuses structures encore sous-dotées ou sous-équipées, l’évolution est palpable. Ce qu’on attend des prisons suisses actuelles diffère fortement de ce que l’on attendait d’elles il y a encore vingt ans et ce changement d’attentes et de perception s’accompagne d’autres évolutions sociétales. Ainsi les personnes détenues bénéficient, de manière justifiée, de davantage de considération et de droits, l’impact négatif de l’incarcération sur elles étant mieux considéré. À titre d’exemple, la thématique du forum national de la détention et de la probation 2023 se demande À quel point le système pénitentiaire est-il (a)social, preuve que la socialisation des personnes détenues est au cœur des préoccupations du milieu pénitentiaire. En bref, les prisons suscitent de plus en plus d’intérêt et les conditions de détention sont inscrites dans une dynamique d’amélioration constante qui, si on peut parfois critiquer sa lenteur, n’en reste pas moins positive.

Cette amélioration de la prise en charge s’accompagne logiquement d’une évolution de la perception et de l’intervention qui est attendue des professionnel.le.s du monde pénitentiaire envers les personnes détenues. On se soucie bien plus de leur vécu. On individualise leur trajectoire. On essaie de comprendre les causes de leur délinquance et, dans la mesure du possible, de travailler dessus avec la personne. Au quotidien, dans les échanges en détention, on considère la personne détenue comme un être humain quels que soient ses délits. Ainsi, une personne peut avoir commis les crimes les plus abjects, elle restera toujours un être humain qui devra être consolé par un.e agent.e lorsqu’il s’effondrera en pleurs dans sa cellule. Parce qu’elle est l’endroit où le jugement s’est déjà effectué, la prison est un lieu d’où le jugement peut être banni. On y trouve donc des personnes aux trajectoires diverses côtoyant des professionnel.le.s qui essaient de les accompagner vers une réinsertion dans la société pendant un moment bien particulier de leur vie. Et si cette vision reste idéaliste et ne doit pas dissimuler les questions sécuritaires, les bagarres, les insultes et les mises en cellule de réflexion, elle correspond à un objectif vers lequel les prisons suisses tendent.

Toutefois, de manière surprenante, le secret médical vient parfois se placer comme un obstacle à cette évolution.

Si les réalités du terrain varient en Suisse, la règle est que les services médicaux sont des structures indépendantes des services pénitentiaires, en charge de tous les aspects thérapeutiques (somatiques ou psychologiques) liés aux personnes détenues. Toutefois, les moyens souvent insuffisants dont ils disposent conduisent fréquemment le personnel pénitentiaire à devoir suppléer à certaines de leurs fonctions, en raison de leur absence par exemple la nuit ou les weekends. Qu’il s’agisse de distribution de médicaments ou d’interventions de premiers secours, le personnel pénitentiaire est souvent placé dans un entre-deux inconfortable vis-à-vis de détenus dont les problèmes médicaux peuvent survenir à n’importe quel moment et qu’il faut aider immédiatement. Dans de nombreux établissements, les agent.e.s de détention distribuent des médicaments préparés à l’avance par le service médical, dont iels ignorent tout. Impossible par exemple pour un.e agent.e de savoir ce que le détenu prend, d’être sensibilisé.e aux risques qu’il court s’il décide d’avaler l’entier de sa barquette ou s’il confectionne un cocktail avec les pilules de son voisin de cellule. Dans un autre registre, de nombreux.ses agent.e.s ne comprennent pas l’absence de sensibilisation à des situations présentant un risque pour elleux, que ce soit en matière de changements de médication pouvant produire d’importants troubles de l’humeur ou de maladies transmissibles dont iels souhaiteraient se protéger au mieux alors que crachats ou projections de sang font, hélas, partie du quotidien.

Mais quoi qu’il en soit, il est incontestable que le secret médical doit être garanti en détention. Par principe d’abord, parce qu’il n’est pas admissible que les personnes détenues soient moins bien considérées que les personnes libres. Par pragmatisme ensuite car, s’il n’était pas garanti, il y aurait fort à craindre que les personnes détenues mentiraient ou dissimuleraient certaines informations, ne souhaitant pas les faire connaître au monde pénitentiaire. Le lien entre la personne détenue et le personnel soignant est différent d’avec le personnel pénitentiaire, et il doit être préservé.

Mais les évolutions récentes qui conduisent le personnel pénitentiaire à s’impliquer toujours davantage dans la prise en charge des personnes détenues implique que ces liens se rapprochent malgré tout. Un exemple simple : suite à la révélation par une personne détenue qu’elle était schizophrène, un agent est venu m’informer que s’il l’avait su avant d’entrer en interaction avec lui, il aurait réagi différemment et aurait mieux géré ladite interaction. Il y a là un paradoxe : le secret, garant d’efficacité pour les acteurs médicaux, devient un obstacle à une prise en charge efficace par le personnel pénitentiaire.

Certains établissements ont fait le choix de demander systématiquement aux personnes détenues de délier du secret médical les acteurs de soins vis-à-vis du monde pénitentiaire, partant du principe que l’échange d’information était un prérequis à une prise en charge efficace. Cette manière de faire, profondément pragmatique, pose sans doute des questions éthiques et légales. En Suisse romande le modèle est plutôt à une interprétation stricte du secret médical, séparant les deux domaines professionnels selon leur mission. Or dans une approche holistique, la prise en charge d’une personne détenue ne peut qu’être améliorée lorsque les agents de sa réinsertion ont connaissance de tous les éléments utiles à ses problématiques de santé.

Par exemple, apprendre qu’une personne détenue souffre de délires occasionnels mais pas permanents, sans rien révéler de son diagnostic, permet déjà de créer une prise en charge adaptée pour le personnel pénitentiaire. À l’inverse, s’opposer à ce que le personnel pénitentiaire puisse donner un thermomètre à un détenu qui le demande, car il pourrait être susceptible de connaître sa température qui est une information médicale, peut nuire aux interactions et à la prise en charge de la personne détenue elle-même. Un autre exemple à la lumière de la prévalence des maladies psychiatriques chez les personnes détenues : les institutions de soins psychiatriques se sont, en Suisse, progressivement orientées vers une prise en charge intégrée dans la cité, « ouverte », et ont réduit voire supprimé la plupart des structures de soins fermées. Si l’intention est évidemment louable, elle n’est pas sans effets sur les établissements pénitentiaires qui hébergent aujourd’hui une population qui, hier, l’aurait sans doute été dans un milieu de soins. C’est dire que la collaboration entre les services médicaux et les services pénitentiaires se doit absolument d’être aussi fluide que possible. Ces personnes qui auraient pu – dû – être prises en charge dans des établissements de soins fermés se retrouvent en détention, prises en charge par des agent.e.s qui, malgré toute leur formation et leur bonne volonté, ne sont pas des soignant.e.s.

Pour toutes ces raisons, le secret médical doit évidemment s’appliquer, mais sans devenir une entrave à la collaboration entre les deux structures. En la matière, les directives de l’Académie suisse des sciences médicales le mentionnent d’ailleurs clairement : « […] la promiscuité créée par la vie carcérale, qui peut durer quelquefois plusieurs années, de même que le rôle de garant et parfois même d’auxiliaire de soins souvent joué par les agents pénitentiaires […] peuvent imposer un échange d’informations […] ». Le code pénal ne s’y trompe pas non plus, puisqu’il prévoit expressément ce statut d’« auxiliaire » pour toute personne collaborant à titre professionnel avec une personne tenue au secret et qui se trouve par cette activité habituellement en mesure de prendre connaissance de faits confidentiels. Compte tenu de la proximité imposée par le milieu carcéral, c’est notamment le cas du personnel pénitentiaire au contact des personnes détenues.

Il est donc important que tous les acteurs du monde carcéral s’accordent sur une définition claire du secret médical et de ce qu’il est censé protéger, avec pour objectif qu’il soit garanti sans nuire à l’intérêt supérieur de la personne détenue à bénéficier d’une prise en charge efficace. Ce n’est qu’en trouvant cet équilibre, forcément délicat, que chaque personne détenue pourra bénéficier du concours coordonné de tous les acteurs qui gravitent autour d’elle. Et ce n’est qu’ainsi que les établissements de détention et le personnel qui y travaille pourront jouer pleinement leur rôle de réinsertion sociale que la loi et la société leur confie.

Manon Henry, Directrice adjointe, Etablissement de détention La Promenade

Nicolas Turtschi, Directeur, Etablissement de détention La Promenade