C’est à la fin du mois d’octobre 2020 qu’un collectif de militants climatiques s’est installé sur la colline du Mormont, près de La Sarraz, dans le canton de Vaud, un lieu reconnu pour son intérêt archéologique et sa riche biodiversité, pour en faire la première « Zone à défendre » de Suisse. La colline est en effet menacée par les travaux d’extraction qui la rongent inéluctablement, menés par l’entreprise Holcim. Le « collectif des orchidées », comme il se nomme lui-même en raison de la présence de ces fleurs sur la colline, appuyé par de nombreu-ses visiteur-ses temporaires, y est resté tout l’hiver, organisant un campement de fortune, avec créativité et débrouillardise, jusqu’à son expulsion par les forces de l’ordre à la fin de mars 2021[1].
Six mois de vie en communauté, de constructions, de bricolages, de contacts et de débats
« L’objectif des activistes dans une « zone à défendre », c’est de rester le plus longtemps possible sur les lieux et d’entraver un projet d’aménagement », précise Mathilde Marendaz, une des membres de la ZAD. « Ce qui se passe au cœur de l’action, ce n’est pas tant de désobéir à une loi précise que de contester un mode de production et d’appropriation des ressources par un grand groupe, ici Holcim, ainsi que de proposer d’autres modèles. C’est ça le cœur de cette action : reprendre l’espace et dire « on a le droit d’être là parce qu’on conteste l’usage qui est imposé à ce territoire pour diverses raisons ».
Pendant tout un hiver, le collectif a déployé une énergie remarquable en créativité, en convivialité et en communication. Avec l’association locale préexistante « Pour la sauvegarde du Mormont », « on avait des liens d’amitié », reconnait notre interlocutrice. « Ils nous offraient du thé, on organisait des visites guidées avec eux sur les propriétés de la colline du Mormont pour les visiteurs de passage. Une délégation des zadistes est allée présenter la ZAD au Conseil communal à La Sarraz. Un des membres de la Municipalité était très positif face à notre action, mais ses collègues se montraient plus réservés… Nous avons aussi eu beaucoup de contacts avec la commune d’Eclépens ».
« Rester le plus longtemps possible » peut passer pour un objectif minimaliste par rapport à d’autres actions climatiques plus éphémères mais plus dérangeantes. Mais il était aussi irréaliste. En effet, la Zad du Mormont, dans son ensemble, s’est déroulée selon une dramaturgie prévisible, avec son apogée au moment de l’évacuation des lieux par la police, selon une mise en scène très élaborée, d’un côté comme de l’autre. Les forces de l’ordre sont intervenues en masse, mais avec la consigne d’agir sans violence, sous le regard d’« observateurs » soigneusement choisis, à savoir des personnalités connues pour leurs positions pacifistes. A la fin de l’action, cependant, quand les brumes de l’affrontement se sont dissipées, les jeunes ont découvert le visage implacable de la justice. Selon les témoignages recueillis, la répression s’est déroulée à l’écart, chez le procureur et dans les cellules sinistres de l’hôtel de police. Pour les zadistes, le comble de la brutalité est intervenu le lendemain de l’évacuation, le jour de Vendredi saint (quel symbole !) quand les pelleteuses d’Holcim ont écrasé et broyé tout ce que les jeunes avaient construit et aménagé, y compris la vieille demeure où ils avaient vécu six mois.
Pendant tout un hiver, le collectif a déployé une énergie remarquable en créativité, en convivialité et en communication. Avec l’association locale préexistante « Pour la sauvegarde du Mormont », « on avait des liens d’amitié », reconnait notre interlocutrice. « Ils nous offraient du thé, on organisait des visites guidées avec eux sur les propriétés de la colline du Mormont pour les visiteurs de passage. Une délégation des zadistes est allée présenter la ZAD au Conseil communal à La Sarraz. Un des membres de la Municipalité était très positif face à notre action, mais ses collègues se montraient plus réservés… Nous avons aussi eu beaucoup de contacts avec la commune d’Eclépens ».
« Rester le plus longtemps possible » peut passer pour un objectif minimaliste par rapport à d’autres actions climatiques plus éphémères mais plus dérangeantes. Mais il était aussi irréaliste. En effet, la Zad du Mormont, dans son ensemble, s’est déroulée selon une dramaturgie prévisible, avec son apogée au moment de l’évacuation des lieux par la police, selon une mise en scène très élaborée, d’un côté comme de l’autre. Les forces de l’ordre sont intervenues en masse, mais avec la consigne d’agir sans violence, sous le regard d’« observateurs » soigneusement choisis, à savoir des personnalités connues pour leurs positions pacifistes. A la fin de l’action, cependant, quand les brumes de l’affrontement se sont dissipées, les jeunes ont découvert le visage implacable de la justice. Selon les témoignages recueillis, la répression s’est déroulée à l’écart, chez le procureur et dans les cellules sinistres de l’hôtel de police. Pour les zadistes, le comble de la brutalité est intervenu le lendemain de l’évacuation, le jour de Vendredi saint (quel symbole !) quand les pelleteuses d’Holcim ont écrasé et broyé tout ce que les jeunes avaient construit et aménagé, y compris la vieille demeure où ils avaient vécu six mois.
« Le jour de l’évacuation, on a constaté une différence de traitement quand les forces de l’ordre étaient en présence des médias, raconte Mathilde. Hors camera, des gens se sont fait maltraiter, d’après des témoignages. Les personnes qui sont restées quelques jours dans un arbre après l’évacuation se sont vu retirer leur sac de couchage et leur nourriture par la police, qui braquait un projecteur sur eux toute la nuit. C’est de la torture, et ces agissements sont absolument injustifiés dans de telles circonstances, alors que les jeunes étaient installés sur leur arbre à chanter des chansons. Il y a également eu de la violence envers celles et ceux qui se sont retrouvé.es au poste de police : ils ont subi des traitements dégradants, dont des fouilles à nu. Certain.es sont resté.es dans ces cages pendant 48 heures, sans avoir le droit d’aller aux toilettes. L’ONU a critiqué ce traitement disproportionné et les tribunaux suisses ont également reconnu que la police avait violé le principe de proportionnalité ».
« Avant l’évacuation, reprend notre interlocutrice, les autorités, dont la Conseillère d’Etat Béatrice Métraux, étaient venues discuter avec nous. Manifestement, il y avait à leurs yeux des gentils et des méchants zadistes, ce qui manifestait de leur part une vision binaire et peu compréhensive du mouvement pour le climat. C’est vrai qu’à certains moments, les militant-e-s ressentent rage, colère et désespoir, mais la ministre n’a pas cherché à se mettre à leur place et à comprendre plus largement la situation. Elle a cru qu’il y avait des gens très violents et d’autres très gentils, et que les très violents avaient pris le pouvoir. Or ce n’était pas le cas, et notre action était légitime. La perception que les autorités avaient des méchants zadistes a eu pour effet d’augmenter l’ampleur de la présence policière, créant les scènes absurdes du 30 mars 2021 ».
« Après coup, l’évacuation suscite en moi un malaise, avoue Mathilde, parce que certains des participants ont pu partir sans se faire arrêter, alors que ceux qui sont restés, notamment dans les arbres, ont été pris dans les rouages de la justice et exposés pendant longtemps aux procédures judiciaires. Les militant-e-s d’Extinction-rébellion font par exemple de la désobéissance civile précisément pour se retrouver devant les tribunaux, faire déborder la justice et interpeller la population par le biais des plaidoiries des avocat.es. La stratégie de la ZAD était différente, puisque l’évacuation était le point d’orgue d’une expérience plus large ayant duré 6 mois. C’est regrettable que ces personnes soient livrées à la justice, même si au final cela a été globalement une victoire devant les tribunaux, et cela a permis de donner de l’ampleur au sujet ».
*
Les procédures et le face à face avec la justice
Laissons encore la parole à Mathilde Marendaz pour raconter l’autre dramaturgie, après celle de l’évacuation, celle du jeu du chat de la justice avec les souris zadistes !
« Les activistes qui ont occupé la colline avec leurs cabanes, la nuit du 16 octobre 2020, étaient conscients que c’était illégal, même si l’action était considérée comme légitime, car le sujet du Mormont et de son exploitation par la multinationale était peu présent dans l’opinion publique. Et la ZAD a duré 6 mois ! Quand on s’est installé, Holcim et l’État étaient dépassés. La direction d’Holcim pensait que cette action n’allait durer qu’une semaine et que ce n’était pas la peine de porter plainte. Quand, deux semaines plus tard, elle l’a fait, c’était sans enclencher une procédure civile, ni une dénonciation pour effraction qui aurait pu conduire à une expulsion. Holcim, tout comme la commune d’Eclépens pensaient qu’une procédure communale déclarant insalubre le campement des zadistes suffirait à nous faire partir. Dès lors, nous avons créé une association et recouru contre la déclaration d’insalubrité. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’Holcim a lancé une procédure civile, se rendant compte du temps que cette affaire allait prendre ».
« La procédure qu’avait engagée Holcim comportait des demandes de mesures superprovisionnelles, justifiées selon l’entreprise par le fait que nous étions des extrémistes dangereux, en référence à un texte qu’on avait publié à l’issue de la votation sur « les multinationales responsables », dans lequel il était écrit que les votations ne servent à rien, et que le sabotage peut parfois être considéré comme légitime. » De fait, la justice a jugé ces mesures inapplicables, le collectif ayant fait savoir par la presse que la déclaration susmentionnée ne concernait pas directement Holcim. « C’était très intéressant comme démarche. Aujourd’hui ce serait beaucoup plus dur pour les militants de gérer cette situation parce que l’État et les firmes sauraient mieux comment s’organiser ».
Notre interlocutrice relève ensuite un élément qui apparaît dans la plupart des procédures concernant des actions de désobéissance civile, à savoir un certain flottement de la part des autorités judiciaires et politiques, et/ou des entreprises concernées, sous la forme d’un discours répressif. En l’occurrence, selon l’analyse de Mathilde Marendaz, les hésitations de la Municipalité de La Sarraz, étaient en lien avec ce qu’elle considère comme « un effet de la bienveillance populaire autour de notre cause ». « C’est ce qui a mis les juges face à un paradoxe, estime-t-elle : « ils sentaient qu’il y avait un problème, peut-être pas un « état de nécessité », mais une légitimité autour de cette action. Ce n’était donc pas une simple infraction, mais un mouvement qui allait bien au-delà de ces dizaines de zadistes. De manière générale, c’est surtout le retentissement populaire de cette action qui a créé la surprise ».
Vis-à-vis de Holcim, selon la zadiste, « c’était compliqué d’avoir un suivi ». « En revanche, poursuit-elle, je me suis fortement impliquée dans l’organisation des premiers procès de janvier 2022[2].
Ils ont duré trois jours durant lesquels on a organisé des conférences sur le béton, sur la justice, sur le droit ou sur le militantisme climatique. A Nyon, lieu où se déroulait le procès, nous avons monté un village zadiste ! Ces trois jours ont créé une vague de discussions et de thématiques autour d’Holcim et du béton, avec une dimension créative, colorée et militante comme à la ZAD. On a écrit une pièce de théâtre : « Le procès d’Holcim », et nous l’avons jouée devant le tribunal. C’était sensationnel ! Le but était de critiquer la justice de manière satirique et de faire comprendre notre point de vue sur l’action militante. Par la suite, on a joué cette pièce partout où on nous demandait d’aller, dans une dizaine de lieux et de théâtres. Un ami connaisseur de la prison, nous a permis de prendre connaissance des textes sur le système pénal et carcéral et ça nous a ouvert les yeux sur le caractère fondamentalement injuste du système pénal et de la prison, qui détruisent des individus. Les procès ont également mis en évidence l’hétérogénéité des zadistes : certains étaient poursuivis (injustement) pour violence, d’autres ont dit n’avoir jamais participé à l’occupation, et d’autres encore ont été condamnés alors qu’ils n’étaient que de simples manifestants venus nous soutenir ».
La suite des procédures est particulièrement ardue à résumer, d’une part en raison du refus de la justice d’organiser un procès collectif, et d’autre part à cause de la valse des recours. Le dernier procès en date, celui de la dernière zadiste à être évacuée, après 4 jours de refuge dans un arbre, date de juillet 2023[3].
Pour les zadistes, le jugement du Tribunal d’arrondissement s’était révélé clément. Le premier cafouillage fut déclenché d’abord par le recours du procureur général Eric Cottier au Tribunal cantonal, puis par un deuxième recours des zadistes. En juillet 2022, le Tribunal cantonal s’est prononcé sur les ordonnances de condamnation du dit procureur. « La démarche avait surpris, et parfois même fait sourire dans le milieu judiciaire (…) Le Ministère public avait condamné plusieurs zadistes non identifiés à des peines de prison allant jusqu’à 3 mois ferme »[4]. Or ces ordonnances de condamnation contre les personnes qui avaient refusé de donner leur identité ont été jugées non valides par le Tribunal cantonal. « Victoire des zadistes sur l’anonymat », titre Le Courrier (21.101.22). « Ainsi, la stratégie de la non-identification des prévenus s’est révélée gagnante » se réjouit Mathilde. « La position des réfractaires consistait à dire : « Si nous sommes d’accord d’assumer ce que nous avons fait, nous ne le faisons pas devant la justice parce que nous ne reconnaissons pas sa légitimité à nous réprimer alors qu’elle ne punit pas les criminels climatiques comme Holcim ».
Une autre complication, pour les instances judiciaires chargées de revoir leur jugement, a été créée par le retrait de sa plainte pour violation de domicile par le cimentier Holcim. Pourtant, un nouveau recours, au Tribunal fédéral cette fois, renversa la situation. Celui-ci jugea valides les ordonnances de condamnation, mais aussi les recours formulés contre elles par les prévenus, que le tribunal précédent avait jugés irrecevables, témoignant d’un « formalisme excessif ». « C’est l’énième décision du TF qui désavoue la politique pénale du Ministère public vaudois concernant les activistes et leur droit de manifester de manière pacifique », remarquait l’avocat Olivier Peter[5]. Le Ministère public, lui, se réjouissait de la validité des ordonnances de condamnation contre des personnes qui avaient refusé de s’identifier, sans préciser que le retrait de la plainte d’Holcim rendait impossible de maintenir les peines de prison qu’il avait d’abord prononcées.
Des cas particuliers, il y en a sans doute des dizaines. Par exemple, celui d’un jeune homme accusé, sur la base de traces d’ADN sur un gant de jardinage, d’avoir lancé des pierres sur la police lors de l’évacuation de la zad. Le Ministère public a demandé six mois de prison ferme. Erreur judiciaire, protestent les zadistes, car le jeune homme affirme qu’il n’était pas présent sur la colline ce jour-là. « Ils ont fait de lui l’exemple de la répression des mouvements sociaux ». De son côté, son défenseur affirme que ce procès est politique : « l’enquête a été rapide, la police a ratissé la zad afin de trouver le plus de preuves et le plus de coupables possibles. On tente de lui attribuer le profil de coupable idéal »[6]. Il faut toutefois admettre qu’il y a eu sur la colline, notamment le jour de l’évacuation et selon le porte-parole de la police cantonale, « des activistes entraînés et efficaces, qui avaient alors réussi [au moment de l’évacuation] à s’échapper après des jets de pierres, de fumigènes, d’engins pyrotechniques et de projectiles contenant parfois des excréments »[7].
Autre cas emblématique : celui de la jeune « Ecureuil », réfugiée et encordée dans un arbre pendant quatre jours après l’évacuation. Cette affaire avait suscité une intervention du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme. En première instance, elle avait été condamnée à 14 jours-amende avec sursis et plus de 3000.- francs de frais, moins une indemnité de 100.- francs pour avoir subi une fouille à nu contraire au principe de la proportionnalité. Elle comparaissait en appel au début de juillet. Ce qui nous intéresse ici, c’est la prise de position révélatrice du procureur, rapportée par le quotidien 24 Heures[8] : « Ecureuil » a été au-delà de la désobéissance civile : elle a construit des barricades et savait très bien ce qu’elle faisait. Ce n’est pas de la liberté d’expression, mais bien une façon de rendre plus difficile l’action de la police ». Il reproche aussi à la militante des actions de blocage de routes et des sit-in dans des banques. « Le résultat, poursuit-il, c’est que tout le monde s’en fiche. Je suis désolé. Ce n’est pas ça qui va améliorer la situation. Il serait plus efficace de faire des court-métrages sur la fonte des glaces et les ours polaires : ce sont des choses qui touchent ».
En réalité, si on prend l’exemple de la zad, le problème n’est jamais abordé sur le fond. On dit seulement « la loi dit que… », mais la loi ne dit vraiment rien, et ce sont ces personnes qui prennent des décisions par elles-mêmes. Il y a une juge, à Nyon, qui a décidé que les droits de propriété d’Holcim justifiaient les évacuations. Pourtant Holcim n’est pas propriétaire et ce sont les agriculteurs propriétaires qui auraient dû demander l’évacuation. Il y a donc là une appréciation erronée du droit. Ensuite, la police cantonale a décidé comment procéder à l’évacuation. Ensemble avec le procureur général, ils ont décidé d’arrêter tout le monde sur la colline. Mais cette décision ne se fonde sur aucune loi, par exemple pour évacuer des squatters. Ensuite le procureur a dit qu’il fallait les condamner à de la prison ferme de trois à six mois. Puis le tribunal, qui a déclaré que les oppositions n’étaient pas valables, alors qu’elles visaient les décisions prises par le procureur. Aucune de ces décisions n’a été prise conformément au droit ». (extrait de l’interview de Gaspard Genton par Infoprisons, 08.08.22)
Le plus dur à avaler, pour le « Collectif des orchidées-ZAD de la colline » et les organisations environnementales qui avaient déposé un recours au Tribunal fédéral pour la sauvegarde du Mormont, fut le jugement que celui-ci rendit en janvier 2023 : une admission partielle du recours, certes, mais l’autorisation accordée à Holcim de poursuivre l’exploitation. « D’un côté, les juges reconnaissent l’importance nationale du site et sa richesse exceptionnelle, mais de l’autre, ils affirment l’importance de la production de ciment pour la construction »[9]. Le Conseil d’Etat vaudois est donc chargé de re-délivrer le permis d’exploiter mais aussi de tenir compte de l’impératif de préserver la colline et de veiller à sa restauration à la fin de l’exploitation.
Pour les zadistes, c’est « Une double défaite qui ne passe pas », titre le Courrier. « Non seulement la destruction totale et irréversible de la Birette [la partie de la colline occupée par les zadistes] est autorisée, mais en plus cette décision consolide le système du tout béton » ; « C’est avec la bénédiction des juges que l’écocide se poursuit, sur fond de croyance en une croissance infinie »[10]. Du coup, le samedi 21 janvier de cette année 2023, plus de 300 personnes sont retournées au Mormont en un long cortège de deuil pour rendre un dernier hommage à La Birette. 300 personnes ont fait cortège pour cet enterrement symbolique.
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Quelle évaluation des six mois d’occupation de la colline du Mormont
Quel avenir pour le collectif des orchidées
Mathilde Marendaz dresse de cette expérience un bilan personnel nuancé et plein de sensibilité. « Le jour de l’évacuation, sur la colline, j’avais l’impression de me trouver dans un territoire militaire. Cette scène de bataille orchestrée par la démesure de l’opération policière a fait de ce territoire de la colline, où nous avions vécu six mois, où il y avait des artisans, des constructeurs, des militants, un champ de bataille qu’il fallait fuir ».
Cette expérience, selon Mathilde Marendaz, « a coûté énormément d’efforts à tous ceux qui se sont occupés bénévolement de toute l’organisation de la zad ». Il a fallu, selon elle, assumer trop de charges mal partagées. C’est quelque chose qui n’a pas été assez préparé en amont, et ce n’est pas un militantisme soutenable. Certains se sont retrouvés dans des situations personnelles difficiles parce qu’ils étaient plus exposés et prenaient plus de risques que d’autres. Cette occupation a été vécue comme très intense par plusieurs. Il y a des participants qui se sont trouvés en sérieuse dépression pendant quelques mois après l’évacuation. Peut-être est-ce normal, quand quelqu’un vit sur un lieu où défendre des valeurs écologistes, l’idée d’un autre monde, la possibilité d’expérimenter le collectif et la démocratie horizontale, de rencontrer des villageois-es et s’organiser ensemble… c’est de la politique autrement. C’est aussi une forme d’émancipation des normes austères de la politique institutionnelle. C’est quelque chose d’unique. Et voilà que toute cette riche expérience est arrachée en une demi-seconde avec des bulldozers. Je me souviens d’une équipe de gens qui s’étaient enfuis dans la forêt. Des gens forts qui ne pleurent jamais, et qui là, pleuraient de voir ce lieu vidé de sa substance, de voir anéanti ce nouveau monde bâti. Un livre a été écrit deux ans après[11]. Au début je n’arrivais pas à écrire, mais quand je m’y suis mise, c’était beaucoup d’émotion ».
Plus généralement, au-delà de ce ressenti en demi-teinte, la ZAD du Mormont a incontestablement eu un retentissement positif, notamment avec le relai pris par Les Vert.e.s, qui ont lancé l’initiative cantonale « Sauvez le Mormont ». Celle-ci a été déposée en juin 2022, munie de 13‘175 signatures. Depuis le début de l’été 2023, le Conseil d’Etat vaudois travaille à l’élaboration d’un contre-projet visant à inscrire le principe de la protection de la colline dans la loi cantonale « sur la protection du patrimoine naturel et paysage », et non pas dans la Constitution. En revanche, le canton pourrait faire un pas de plus en introduisant, dans la Constitution cette fois, l’économie circulaire des matériaux, notamment le recyclage du béton. Certes le Mormont ne sera pas sauvé pour autant, puisque, par arrêt du TF, l’autorisation de l’extension de la carrière doit être acceptée.
Ce pas concret en avant, même s’il reste insuffisant, apporte une réponse positive à la question des effets produits par les actions de désobéissance civile. L’occupation de la colline l’a rendue célèbre bien au-delà du canton de Vaud, « La force des gens qui se battent aujourd’hui dépasse le cas de la Birette. Le monde de demain prend un chemin différent » proclamait le Prix Nobel Jacques Dubochet dans son discours lors de la manifestation funéraire évoquée plus haut. Les zadistes, eux, restent vigilants, voire accusateurs : ils reprochent aux autorités « de dérouler encore une fois le tapis rouge aux multinationales, à l’instar d’Holcim. Elles détruisent une quantité de Mormont inimaginable à travers le monde. Et pourtant on ne les stoppe pas »[12].
La zad a créé des émotions complètement folles, mais n’importe quelle occupation, que ce soit en Suisse ou au Brésil contre une mine d’or, présente exactement le même enjeu : la contestation contre une entreprise qui entend privatiser un site d’une grande valeur, une valeur historique, une valeur sociale et une valeur environnementale. Ce sont les populations locales qui viennent manifester pour protester. Mais chez nous, personne ne reconnaît la similitude de l’enjeu, à La Sarraz ou ailleurs. C’est pourquoi le rapporteur de l’ONU a écrit à la Suisse pour lui demander si c’était vrai qu’on avait arrêté systématiquement des manifestants sur une colline qui protestaient contre une exploitation extractive ; si c’était vrai que des peines de prison fermes ont été prononcées. La Confédération a transmis cette lettre au canton, et celui-ci a estimé qu’on peut répondre non à ces questions car des recours sont encore pendants au TF. Je trouve aberrant que personne ne reconnaisse que manifester contre l’industrie extractive en Suisse ou ailleurs dans le monde c’est pareil. (extrait de l’interview de Gaspard Genton par Infoprisons, 08.08.22)
La Zad a fait quelques émules dans le canton de Vaud avec des zad éphémères. Mais « le collectif de la colline » ne désarme pas. Il vient de sortir avec les Editions d’En Bas, un livre quasi monumental de plus de 400 pages avec les écrits, dessins, poèmes, créations théâtrales etc. des zadistes. « Le milieu militant écologiste est foisonnant, riche, intelligent et pertinent » décrit Mathilde Marendaz, qui souhaite en rester proche. Si elle continue de participer aux événements, ou à d’autres manifestations, son engagement politique a changé, puisqu’elle a été élue députée au Grand Conseil vaudois, alors qu’elle siégeait déjà au Conseil communal d’Yverdon. Cet engagement dans la politique institutionnelle a toute son importance dans le contexte judiciaire actuel, puisque les activistes de la désobéissance civile se voient toujours reprocher de ne pas utiliser les voies légales pour se faire entendre. Et Mathilde est loin d’être la seule dans ce cas. « J’ai accepté [d’être sur une liste], car j’ai vu là un moyen de porter sur le plan politique les idées des mouvements écologistes dont je fais partie. Au Conseil communal d’Yverdon, je vois ce qu’on a pu réaliser en étant présent, avec un groupe de militants qui ont une vision claire du changement à réaliser par opposition au capitalisme et aux autres formes d’oppression. Nous avons eu le sentiment que par ce moyen nous pouvions rendre nos idées plus accessibles à une population plus large. De pouvoir être à la fois dans la rue, dans une zad et au parlement permet non seulement de visibiliser l’existence de voies alternatives mais aussi de mieux informer les militants sur ce qui se passe vraiment dans les parlements. Pendant la campagne, à chaque fois que j’ai été interviewée dans les journaux locaux, j’ai expliqué qu’on était face à une situation d’injustice et de violence climatique qui justifiait que des gens cherchent à créer autre chose et à s’opposer ; que ce que font les mouvements militants est bien moins violent et moins illégal que la violence des entreprises qui font du profit sur la destruction du monde. La ZAD, c’était proposer un autre usage de l’espace, de faire découvrir de nouveaux rapports au monde et de contester certains projets ».
Au soir des élections cantonales, le 20 mars 2022, Mathilde éprouve un sentiment particulier en se retrouvant avec les représentants de la droite à la réception des élus. « Notre présence envoyait le message que nos idées sont loin d’être marginales. Nous représentons avec Ensemble à gauche une partie du peuple qui s’était montrée d’accord avec nous et nous avait porté.es au parlement. Il est possible d’être militant et en même temps de faire partie de la même assemblée qu’eux, de faire des propositions concrètes et de comprendre les rouages de la politique institutionnelle où se prennent les décisions ».
Combien de zadistes ont-ils et elles aussi été candidat.es et élu.es ? Elle ne le dit pas, mais elle indique : « Je ne peux pas parler pour tout le monde, mais il me semble qu’une partie de nous considère que le changement social ne vient pas des institutions actuelles, mais sans considérer que ce soit contre-productif d’en faire partie à certains moments pour influencer le débat ». « Parmi les zadistes, ajoute-t-elle, il y avait des camarades anarchistes qui ne veulent pas de négociation avec l’État. Leur travail c’est la démonstration par la présence. Pour eux, faire de la politique, c’est être là, parler aux gens, aller chercher les gens où ils sont, expliquer pourquoi on est là, dans un contexte local pour un problème plus global. Faire changer les choses par le bas. Ce travail est indispensable à mon avis ».
Reste à évoquer la question du futur : quelle évolution vont connaître le mouvement des activistes climatiques et en particulier du collectif de la colline ? Seront-ils réduits au silence par la répression ? Y aura-t-il au contraire une escalade de la violence ? « Je ne vois pas l’escalade comme une sorte d’escalier qu’on monte régulièrement », répond Mathilde. « D’autre part, il y a un biais à parler de violence quand des militants touchent à des machines alors que la plus grande violence est celle que subiront les individus, dans la souffrance et la mort causée par les dégradations planétaires. Elle est là, la violence, et il y a des responsables ».
Une nouvelle zad est-elle envisageable ? « C’est un mouvement organique, personne n’est chef-fe. Je n’en sais donc rien », répond notre interlocutrice ! « ça se reproduira peut-être, je l’espère. La Zad de la Colline a nécessité beaucoup de temps à tous ceux qui ont géré la situation juridique et son suivi. On a fait un travail de soutien à celles et ceux qui se sont retrouvés devant la justice, à faire les marchés pour récolter de quoi payer les frais de justice. On a fait un calendrier, un CD, des ventes, du crowdfunding… Tout cela pour éviter les peines absurdes – et aujourd’hui désavouées – revendiquées par l’ex procureur général ».
« La zad, ça a très bien marché et ça montre que de faire de la contestation et des manifestations peut conduire à la mise à l’agenda politique d’un problème réel. Avant, personne ne parlait du béton. Quand ils nous disent qu’il n’y a pas d’effet politique avec cette action-là c’est manifestement faux. Il y a une efficacité politique qui se voit par le fait que tout le monde plus ou moins vert se précipite pour s’emparer de la problématique du béton. C’est ce qui a extrêmement bien marché avec la zad. Par contre, les procès n’ont aucun effet politique. Ils en ont un peu dans la mesure où ça leur permet de contester l’ordre établi et de faire un peu avancer le droit de manifester. C’est aussi une remise en question des principes d’ordre et de propreté qui font qu’on ne tolère rien qui soit de travers dans ce pays. Il y a donc une efficacité politique sur la possibilité de contestation et de remise en question. Mais l’impact politique de la zad est surtout lié à l’occupation en tant que telle. L’évacuation, les procès… Il ne va rien en sortir. (extrait de l’interview de G, Genton par Infoprison ; 08.08.22)[i]
Anne-Catherine Menétrey-Savary
Notes
[1] Infoprisons n’a pas obtenu l’autorisation d’interviewer un juge, ni sur cette affaire, ni sur les autres procès contre des activistes du climat. Le témoignage de Mathilde Marendaz, une figure du « collectif de la colline » prend donc beaucoup de place ici. Mais il apporte une analyse nuancée et pose des questions pertinentes.
[2] Voir procès juillet 2023, ci-dessous.
[3] L’ensemble des procédures étant particulièrement complexe, et la soussignée n’étant pas juriste, le résumé donné ici est plus journalistique que juridique.
[4] 24 Heures ; 28.07.22.
[5] « Victoire des zadistes sur l’anonymat » ; le Courrier ; 21.10.22.
[6] 24 Heures ; 19.02.22.
[7] 24 Heures ; 19.01.22.
[8] « Suites judiciaires de la ZAD » ; 24 Heures ; 07.07.23.
[9] Cité par Le Courrier ; 19.01.23.
[10] Cité par Le Courrier ; 19-01-23.
[11] Le collectif des orchidées : « Orchidées contre béton armé » Mémoires de la zad de la colline. Editions d’En Bas ; mars 2023.
[12] Propos rapportés par Le Courrier ; 23.01.23.
[i] Avocat à Lausanne et défenseur des « zadistes du Mormont ». G. Genton est aussi détenteur d’un Master avancé en Études politiques et de gouvernance et analyse des politiques publiques du Collège d’Europe, à Bruges.