Faire le mur… à travers la création artistique

Des œuvres picturales réalisées par des personnes détenues sur le thème « privé de liberté ».

Le secteur Formation, Animation, Télévision et Sport (FAST) des Etablissements de la plaine de l’Orbe est à l’initiative de ce projet.

Ces œuvres, réalisées dans le cadre d’un atelier ou par un travail effectué en cellule, ont été exposées en mai-juin 2023 à la Haute école de travail social et santé Lausanne (HETSL)

Le directeur de cette école, Alessandro Pelizzari, a pris la parole lors du vernissage de l’exposition. C’est avec son autorisation qu’Infoprisons reproduit ici son discours.

« J’ai le plaisir de vous souhaiter la bienvenue pour ce vernissage aussi au nom de la HETSL, d’une exposition dont la présence dans nos murs est remarquable à plusieurs niveaux.

Premièrement, parce qu’elle témoigne, par la force expressive des œuvres faits par les détenus, de l’important travail fait par le secteur Formation, Animation, Télévision et Sport (FAST) des établissements de la plaine de l’Orbe. Nous savons, même s’ils ne sont pas là pour des raisons évidentes, que pour eux il est important de savoir leur création artistique accessible en dehors des murs de leur établissement pénitentiaire, comme une sorte de pont vers l’extérieur et la vie qui viendra après la peine. Parce que si c’est important de s’exprimer par le biais de la photo, du dessin ou de la peinture, c’est encore plus important, dans ce contexte, de pouvoir soumettre ces œuvres à des regards de personnes qui perçoivent leurs auteurs comme artistes, et non pas uniquement comme auteurs d’une infraction. J’y reviendrai.

Deuxièmement, parce que cette exposition nous invite à nous questionner, nous institution de formation en Travail social, car elle pose la question fondamentale du lien entre le travail social, qui se veut par définition une prestation d’accompagnement à visée émancipatrice, et le cadre pénitentiaire orienté vers la minimisation des risques des personnes délinquantes, donc un cadre de contrainte et de surveillance. Cette relation est ancienne dans l’histoire du travail social, et son évolution montre que nous sommes là dans un champ de tension qui lui, évolue aussi et qui ne peut que profiter des réflexions qu’une exposition comme celle-ci peut provoquer.

Je m’explique : Si on regarde l’histoire du travail social milieu carcéral, on voit que dès le début de la professionnalisation du travail social, les professionnels s’engageaient auprès de personnes ayant commis des délits. Ce rapport change au fil des années. Si au début, les TS visaient à soutenir l’effort pénitentiaire de « redresser moralement » les détenus pour qu’ils sortent meilleurs de la prison, on voit à partir des années 70 l’accent mis sur le développement socio-professionnel et personnel durant la détention pour préparer la réinsertion des détenus, par la mise en place de groupes de parole, programmes de formation, etc. Aujourd’hui, ces prestations sont relativement bien développées que ce soit entre les murs, mais aussi extra muros sous forme d’assistance de probation, avec une mission pratique d’accompagnement en termes d’emploi, logement, gestion des dettes etc.

Aujourd’hui, on voit un nouveau champ de tension émerger, dans un débat public qui se focalise sur une réorientation de l’exécution des sanctions pénales, plus fortement portées sur la réduction de risques pour la société, mais aussi des voix de plus en plus critiques envers le fait que le travail social est intégré au système d’exécution carcérale au détriment des principes fondateurs du Travail social comme « le changement social » ou « la libre adhésion » des publics aux prestations d’accompagnement.

On retrouve ici finalement la contradiction originale qui fonde la posture du Travail social, et que le fondateur de la HETSL, Claude Pahud, avait déjà identifié au tout début de l’histoire de notre école : « si nous faisons ce métier (…), c’est qu’un même sentiment de sympathie et de solidarité nous unit à l’égard des fragiles du monde. Cette volonté, pour certains d’entre nous, s’exprime dans la critique des institutions, de la société, dans l’engagement civique. » Et de poursuivre : « Le travailleur social peut être incité à lutter personnellement, professionnellement, politiquement contre l’Etat, incarnation de la société et de son ordre, qui peut être désordre ».

Pourquoi cette exposition permet de porter un regard nouveau sur cette vielle question ? La réponse réside dans l’approche qui la sous-tend, et c’est le troisième élément que je voulais mettre en avant. Car elle permet de répondre partiellement à la question de comment faire vivre les valeurs émancipatrices du travail social dans un milieu fermé où les personnes ne sont pas là de leur plein gré et ont une marge de manœuvre restreinte ? L’exposition d’aujourd’hui est le résultat d’une opportunité que le secteur FAST a développé, qui invite les détenus à se mobiliser en offrant des activités et en mettant en place des dispositifs qui permettent de coconstruire et monter des projets qui répondent aux besoins du public … Ce qui a été fait, me semble-t-il, c’est bien là le rôle des animatrices et animateurs socioculturel·le·s comme nous les formons ici à la HETSL : agir en fonction d’un public – en s’adaptant, en prenant en compte les limites institutionnelles et structurelles et en mobilisant des méthodes d’intervention et des outils, parfois en usant de stratégie, pour proposer des actions ciblées et, in fine, ouvrir le champ des possibles.

Avec ce travail effectué aux EPO par le secteur FAST, nous sommes au cœur d’une proposition qui fait la part belle à la participation des personnes, leur permettant de s’impliquer dans un travail réflexif et d’expression artistique et peut-être aussi une certaine forme d’évasion, comme le titre de l’exposition le suggère. Mais du point de vue de l’animation socioculturelle, c’est surtout dans la visée émancipatrice que s’inscrit cette démarche, dans le sens qu’elle permet à des individus qui vivent une privation de liberté, de pouvoir exercer la liberté de créer et de mobiliser en eux des ressources pour ressentir, imaginer, être soi et ainsi dépasser sa condition de détenu en étant d’abord – et avant tout-, une personne à part entière. Nous sommes donc là dans l’action sociale, telle que nous la concevons ici à la HETLS, engagés au cœur de la société ; et la société ne s’arrête évidemment pas devant les murs d’une prison. »

Anne-Catherine Menétrey-Savary