Justice, système pénal et carcéral: regards critiques
Présentation des films et des intervenants
Après la vision grand angle du vendredi soir sur les prisons du monde, nous opérons ce samedi une plongée dans les réalités du terrain, telles que les vivent les juges, les auteurs et autrices d’infractions, les prévenu-es ou les agent-es de détention. Qui dit délinquance pense presque automatiquement prison, mais ce n’est plus la seule réponse possible. Compter sur l’enfermement, voire l’internement de durée indéterminée, ne semble pas non plus très efficace pour réduire la criminalité et son effet dissuasif sur la population est limité. Alors quoi d’autre? Les alternatives, (surveillance électronique, travail d’intérêt général) suscitent elles aussi la critique. Ne faudrait-il pas diriger le regard vers ce qui précède la sanction: la justice? A-t-elle la main trop lourde avec les délinquants ordinaires, trop légère vis-à-vis de la criminalité économique? C’est à ces difficiles questions que nous consacrons cette journée avec nos invités.
Les films
Face au juge
Le film documentaire de Pierre-François Sauter (2008, 73’) illustre, d’une certaine manière, la banalité de la délinquance, les petites infractions qui plongent les juges dans les affres de l’incertitude et les conflits de conscience.
Suite aux plaintes et aux arrestations, le juge d’instruction établit les faits. Il entend les prévenus à huis clos et décide de leur sort. Il est en première ligne, en prise directe avec une réalité sociale brute. Au fil de leurs récits, les prévenus se livrent: drames, accidents, violences, conflits, malentendus, plans patiemment élaborés ou impulsions brutales et irréfléchies, le monde et sa diversité surgissent dans le bureau du juge d’instruction. Parfois absurde, dérisoire ou tragique, une comédie humaine se joue alors sous nos yeux.
Bloc Central
Film de fiction de Michel Finazzi (2018, 78’)
Daniel Ruchat, qui vient d’être engagé comme agent pénitentiaire, et Pascal Bonamy, prévenu de tentative de meurtre, se retrouvent face à face dans la prison lausannoise du Bois Mermet. Au fil des jours, ces deux personnages découvrent leur nouveau milieu. Leurs parcours croisés entraînent le spectateur dans les méandres de cette petite société carcérale. Dans son documentaire-fiction, Michel Finazzi ne s’attarde pas sur l’aspect polémique de son sujet, mais préfère s’approcher des humains qui peuplent ce lieu, de part et d’autre des portes de cellules.
Après 16 ans passés à animer des ateliers audiovisuels à la prison du Bois Mermet puis à la Croisée, Michel Finazzi, quittant son poste fin 2013 et délivré de son secret de fonction, souhaite partager son vécu. Le Service pénitentiaire lui accorde l’autorisation, à certaines conditions, de tourner un documentaire fictionnel dans les murs de la prison du Bois-Mermet. Un premier casting agendé début 2014 permet l’engagement de 57 comédiennes et comédiens, exclusivement romands. Les tournages dans la prison ne pouvant se dérouler que le soir après la fermeture des cellules, dans des conditions difficiles, la réalisation prend quatre ans.
La première de BLOC CENTRAL a lieu en mars 2018. Dans son voyage autour du monde des festivals internationaux, le film glane plusieurs prix, dont cinq aux Etats-Unis.
Les intervenants
La liberté, un véritable enjeu de politique pénale
Tel est le titre de l’exposé que présentera Madame Marie-Nathalie D’Hoop, directrice générale adjointe du Service général « Justice et justiciables » de la fédération Wallonie-Bruxelles. Madame D’Hoop a également une expérience de directrice de prison, et, auparavant, de consultante en justice restaurative.
Les Maisons de justice font partie d’une fédération autonome, indépendante de l’administration pénitentiaire. « Leur mission est de contribuer à une société plus harmonieuse, en aidant à la prise de décisions judiciaires adéquates, en soutenant le justiciable, en exécutant avec professionnalisme les décisions judiciaires, en travaillant sur la réintégration de l’auteur des faits et en soutenant sa demande de désistance tout en préservant la sécurité publique pendant et après l’exécution ».
Peines alternatives, alternative à la peine?
Marie-Nathalie D’Hoop
Les études criminologiques, tous courants confondus, montrent les unes après les autres l’inefficacité des peines privatives de liberté lorsqu’elles ne sont prononcées ou exécutées que dans leur dimension de « rétribution ». D’aucuns s’accordent à dénoncer les effets pervers du système carcéral et les dangers du tout à l’institutionnalisation. Ce temps de mise à l’écart de la société libre pour éviter la commission de nouvelles infractions ou pour sauvegarder des normes en vigueur et /ou encore pour protéger d’éventuelles victimes, ne serait en réalité qu’un report, une remise à plus tard de problèmes non résolus voire aggravés -un peu à l’image d’une dette toujours reportée et dont les intérêts ne feraient qu’accroitre. (…) Quant aux peines et mesures alternatives, (…) elles portent dès lors de facto, en elles, une forme de double contrainte: celle d’adoucir le coût prohibitif de l’incarcération tout en maintenant la garantie d’un poids à faire porter aux auteurs. (…) Il est sans doute temps d’investir ces peines et mesures pour qu’elles puissent cesser d’être « alternatives » et prennent racine, signification et reconnaissance dans le corps social. La justice restauratrice, qui s’occupe de trouver des pistes à même de restaurer des liens meurtris en impliquant tous les acteurs concernés, pourrait, à ce titre, être un véritable levier et nous donner les clés d’une réforme de fond.
Texte écrit pour Le Courrier, paru le 05.07.21
Dialogue en contrepoint sur la probation et la désistance
François Grivat, directeur de la Fondation vaudoise de probation (FVP), entre en dialogue avec Marie-Nathalie D’Hoop après l’exposé de cette dernière.
La FVP a pour mission « de prévenir la récidive, de contribuer à la sécurité et à l’ordre public et de favoriser l’insertion sociale ». A Bruxelles comme en Suisse romande, le concept de « désistance » représente un objectif prioritaire. Tout comme les Maisons de justice en Belgique, la FVP est une fondation autonome. Toutefois, son éventuel rattachement au Service pénitentiaire, actuellement en discussion, suscite des critiques.
Ce travail [de la FVP] exige du temps, des moyens et surtout une indépendance par rapport à l’exécution des peines. On ne peut pas mélanger un service social et un service qui condamne, un travail d’aide et un travail de surveillance.
La plus-value de la surveillance électronique
Interview de François Grivat, CSCSP, mai 2019
La plus-value de la Surveillance Électronique (SE). (…) est l’évitement du régime carcéral (alternative) pour l’exécution d’une mesure ou d’une peine privative de liberté avec les avantages que cela comporte (maintien des liens, coûts, évitement des effets néfastes de la prison, etc.). À cet effet, au-delà de l’économiquement rentable ou du moyen trouvé pour pallier à la surpopulation carcérale, le fait d’adjoindre à un justiciable en milieu ouvert et dans son propre environnement des exigences liées à l’exécution d’une sanction contribue fortement à la prévention de la récidive. (…) [La surveillance électronique] fait partie de l’arsenal des sanctions et peut répondre de manière adéquate aux besoins de l’exécution de la sanction dans la plupart des situations de courtes peines, mais pas de manière absolue. (…)
A quoi sert la prison ?
Table ronde
Même si « Bloc central » entend éviter les polémiques, même si les services de probation, en Belgique comme en Suisse se focalisent sur les alternatives à l’enfermement et sur l’apprentissage de la liberté, les prisons continuent de susciter des critiques et de nourrir de vifs débats à propos des conditions de détention ou des effets pervers de l’enfermement. La privation de liberté est-elle efficace pour sanctionner la délinquance et prévenir la récidive, compte tenu de son coût financier et social? La prison est-elle au contraire une école du crime, comme l’en accusait Michel Foucault? Et n’oublions pas qu’avant la sanction, il y a la justice… Est-elle trop laxiste? Trop sévère! Et surtout, est-elle équitable?
A ces questions, cinq intervenants appartenant au monde judiciaire, sous la conduite de la journaliste Manuela Salvi, tenteront d’apporter des réponses.
Manuela Salvi est journaliste à la RTS radio depuis plusieurs années où elle anime et a animé de nombreuses émissions telles que « A haute voix », entretiens réguliers avec divers invité-es. Elle est souvent sollicitée comme modératrice de débats.
Yaël Hayat est une figure du barreau, spécialiste des causes difficiles, réputée pour son éloquence aux accents humanistes. Elle est membre du Comité Action Innocence, qui porte assistance aux personnes condamnées à tort, de même que du Comité cantonal de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme.
Peut-on laisser mourir un condamné malade en prison
Quand on s’approche de la mort, la froideur des barreaux n’est pas tolérable. Lorsque la justice prend un visage humain face à l’agonie, elle s’ennoblit. C’est toute la nuance entre le juge et le justicier.
– Yaël Hayat
Peut-on laisser mourir un condamné malade en prison? Cas d’école à Genève Le Courrier, 28-29.03.2013
Mauvais traitement en prison
Mon client se dit constamment provoqué et poussé à bout. Sa plainte vise certains gardiens, qui ont eu un comportement inadmissible et qui se croient intouchables car ils portent l’uniforme.
– Yaël Hayat
Un détenu de Champ-Dollon porte plainte Fati Mansour, Le Temps, 4.11.2011
André Kuhn, Docteur en criminologie de l’Université de Lausanne, est professeur de criminologie et de droit pénal à l’Université de Neuchâtel. Il a été expert scientifique auprès du Conseil de l’Europe. Il est membre de l’AJURES (association pour la justice restaurative).
Quel avenir pour la justice pénale?
Le droit pénal génère de multiples attentes : on lui prête la capacité de dissuader les criminels potentiels, d’éviter la récidive de ceux qui ont déjà commis des infractions et de permettre à la victime de faire le deuil de ce qui lui est arrivé. (…) Osons donc l’affirmer clairement: le droit pénal d’aujourd’hui est incapable d’atteindre ces objectifs.
Quel avenir pour la justice pénale? André Kuhn, La Question, 2020
Mesures thérapeutiques
Cet article 59 alinéa 3 CP [condamnation à une mesure thérapeutique exécutée en établissement fermé et non dans un lieu de soin] aura comme conséquence que les personnes condamnées à une mesure de traitement des troubles mentaux ne pourront que très rarement bénéficier d’un traitement adéquat. En d’autres termes, elles ne pourront pas être libérées puisqu’à défaut d’être soignées, elles ne seront pas guéries de leur trouble et ne seront donc pas libérables. (…) Ceci sans compter qu’il va nous falloir ensuite des EMS carcéraux si l’on veut s’assurer que ces personnes soient prises en charge jusqu’au terme de la sanction.
Daniel Fink a travaillé longtemps à l’Office fédéral de la statistique, comme chef de section criminalité et droit pénal avant de rejoindre l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne où il enseigne. Il est également expert international sur l’exécution des sanctions et la statistique de la criminalité. Il est l’auteur de l’ouvrage « La prison en Suisse, état des lieux »:
Tout ce que les statistiques disent – et ne disent pas – sur la prison
Systématique, bourré d’informations, le livre que Daniel Fink consacre, dans la collection Le savoir suisse, aux différentes modalités d’enfermement pratiquées en terres helvétique est également critique. Au fil de pages solidement documentées, l’auteur ne résume pas seulement ce que l’on sait sur la question. Il désigne également les importantes zones d’ombre qui subsistent. (…) Il met en outre en évidence le décalage considérable existant entre les connaissances des spécialistes et les convictions en cours sur la scène politico-médiatique et relève enfin les doutes qui persistent sur l’efficacité de la prison s’agissant de prévenir la récidive.
– Daniel Fink
Pierre Aubert est le procureur général du canton de Neuchâtel. S’il a été huit ans juge d’instruction et cinq mois juge cantonal, une part importante de sa carrière l’a été comme juge de première instance (on disait alors Président du tribunal de district) pendant quatorze ans.
Le procureur général du canton de Neuchâtel honore Balzac à sa façon, en s’obligeant lui aussi à rendre une justice empreinte d’humanité et d’empathie.
Extrait d’un article d’Arc-Info 2018
Une tempête dans un verre d’eau
En juillet 2020, l’UDC s’est indignée du fait que, selon certaines statistiques, la Suisse ne renvoie que 58% des étrangers qui, selon la loi, devraient être expulsés. Le procureur neuchâtelois Pierre Aubert fait état d’erreurs dans le relevé des statistiques. Il tient surtout à affirmer que la justice est loin d’être clémente envers les auteurs de crimes graves, étrangers ou non.
Mais surtout, les actes répréhensibles sont le plus souvent le fait d’étrangers établis, avec permis B ou C, dont la famille serait exagérément affectée par cette expulsion. C’est ce qui fait que l’exception prévue par la « clause de rigueur » (en raison d’une situation personnelle grave) est souvent invoquée par le juge, pour ne pas prononcer l’expulsion. L’UDC pourrait-elle exiger l’abolition de cette clause de rigueur? Pour Pierre Aubert, ce serait abandonner le principe de proportionnalité, qui est le fondement de notre ordre juridique. Ce faisant, on risquerait des condamnations devant les instances internationales. Je m’étonne toujours de voir l’attention du monde politique et de la presse se focaliser sur cette question de l’expulsion, qui reste tout de même assez accessoire en termes de sécurité publique (…) Si on voulait véritablement armer le bras de l’Etat, il y aurait des sujets de réflexion plus urgents que celui de l’expulsion.