Prisonniers politiques – prisonniers de droit commun
Quelles différences, quelles ressemblances?
Il est intéressant de constater que l’opinion publique porte sur les goulags soviétiques, sur Guantanamo, sur les geôles de la prison de Coronda ou sur celles de Diyarbakir un tout autre regard que sur les Etablissements de la Plaine de l’Orbe ou sur le pénitencier de Thorberg, comme s’il s’agissait de deux mondes qui n’ont rien de commun. Edouard Snowden, Julian Assange, Chelsea Manning, Alexeï Navalny et, avant eux, Nelson Mandela et tant d’autres sont des héros pour l’opinion publique alors que ceux qui surpeuplent nos prisons sont parfois considérés comme des criminels dangereux qui méritent leur peine et ne devraient plus jamais sortir de taule.
Comme on l’a vu plus haut, les accusations de terrorisme peuvent avoir des contours assez flous, se confondre avec d’autres inculpations et vice versa. En 2005, dans son message concernant la loi sur l’extrémisme violent, le Conseil fédéral le définissait comme une orientation politique rejetant les valeurs de la démocratie libérale et de l’Etat de droit. On admettra que cela peut concerner beaucoup de monde! D’ailleurs, dans le même message, il était mentionné que les déprédations faites lors de manifestations de rue pouvaient entraîner une condamnation pour extrémisme. Le développement et l’ampleur des mesures préventives peuvent conduire, selon certains, à une surveillance généralisée. C’est ce qu’affirme Tony Ferri dans son livre « emprisonner et surveiller ».
L’hypersurveillance se complaît à se justifier par la criminalité, la dangerosité, la menace imminente, le terrorisme. Si elle élargit son contrôle à l’ensemble de la population et exerce progressivement une surveillance de masse, il lui est plus aisé de capturer dans les mailles de ses filets des personnes inoffensives que des individus dangereux. (…) Loin de garantir une problématisation et une compréhension du fait criminel en vue d’œuvrer à son enrayement authentique, [la surveillance généralisée] paralyse la réflexion, interdit les remises en cause, ânonne en confondant l’opinion avec l’expression de la vérité, donne un blanc-seing au pouvoir qui se nourrit de la stigmatisation du délinquant, de l’étranger, du musulman, et consacre en retour l’action de l’hypersurveillance.
Les criminels sont-ils des monstres? Anne-Catherine Menétrey-Savary, Bulletin 18, Octobre, 2016
Dans les années 70, on recensait quelques prisonniers « politiques » dans les pénitenciers suisses, surtout des objecteurs de conscience. D’autres détenus revendiquaient ce titre, alors qu’ils avaient commis des infractions parfois violentes mais dans un but prétendument politique. Ils bénéficiaient généralement d’un bon niveau de formation et ils étaient capables de mener des luttes à l’intérieur des établissements, contre l’isolement dans les cellules de haute sécurité, et pour le respect des droits humains. Un ancien détenu témoigne:
J’étais considéré comme un type dangereux qu’il fallait éliminer. Non pas dangereux à cause de mon comportement, mais parce que j’avais des capacités d’élaboration stratégique et que, dans les groupes de détenus, j’étais un peu le penseur.
Violence en prison: Dossier Anne-Catherine Menétrey-Savary, Bulletin,27, Mars, 2020
Solidarité
Au pénitencier argentin de Coronda, la cohésion du groupe des opposants à la dictature, de même que leur solidarité et la mise en place de moyens de communication, ont réussi à éviter qu’ils ne s’effondrent. Cette solidarité semble absente ou limitée dans les pénitenciers d’aujourd’hui en raison de la grande hétérogénéité de la population carcérale, mais aussi à cause de la politique de transferts dans d’autres établissement qui s’applique dès que des « meneurs » prennent l’ascendant sur leurs co-détenus.
Face à un plan systématique d’isolement, de destruction psychologique et d’anéantissement de nos consciences, nous avons réagi en mettant en œuvre tous les moyens possibles de communication, de sorte que tous les compagnons, jusqu’au dernier, puissent être informés, soutenus et conseillés afin de les aider à survivre. Les cellules étaient connectées par « d’ingénieuse voies de communication par où s’écoulait la sève de la solidarité ».
Ni fous ni morts
Si un agent avait trouvé du matériel de distillation chez moi, il l’aurait confisqué de la même manière que chez les autres, j’aurais eu la même sanction que les autres. De mon côté, si j’avais appris que certains préparaient une évasion, je n’en n’aurais pas parlé non plus: on était dans l’humain, mais pas dans la transgression de règles. Ce n’est pas de la solidarité, mais de l’éthique.
Des violences insidieuses Anne-Catherine Menétrey-Savary, Bulletin 28, Mars, 2020
La conscience de soi et la certitude de la justesse de leur engagement pour une cause, permettent aux politiques de se tenir droit face à l’autorité et d’organiser collectivement la mise en place de modes de résistance, avec ingéniosité et même avec humour. Dans les prisons suisses, il arrive aussi que des auteurs de crimes ou de délits parviennent à maintenir leur équilibre psychologique en affirmant leur bon droit, en refusant de s’avouer coupables ou en multipliant les procédures. « Pas de compromis avec les bourgeois et la justice » proclamait un ancien détenu. Or le fait de reconnaître sa culpabilité et de s’en repentir est la condition indispensable pour une libération. S’ils résistent, ces condamnés sont souvent déplacés dans d’autres pénitenciers.
Le courage de la résistance ou le désespoir
Bien qu’étant prisonniers et privés des droits les plus élémentaires, nous nous sentions libres et nous désirions la liberté pour tous. Nous nous souvenons de cette époque de nos vies comme de la plus glorieuse… Nous faisions tout pour résister, car tant que nous résistions nous étions vivants.
Ni fous, ni morts
On se sent en prison comme dans un dépotoir. C’est une violence psychologique permanente, qui semble infinie quand on n’a pas de date de sortie et pas de perspectives.
Les collègues qui n’ont pas de stratégie de défense, comme Skander Vogt, ils sont foutus.
Des violences insidieuses, Anne-Catherine Menétrey-Savary, Bulletin 28, Mars, 2020
Apprendre des prisonniers de droit commun
Nous avons reçu d’eux des éléments de culture: l’argot des prisons, les systèmes de communication, les trafics clandestins (…) Finalement une relation de confiance et d’amitié s’est établie, et ils n’ont jamais trahi cette confiance, même quand des « bonbons » [ messages ] ont été saisis chez eux lors d’une fouille et qu’ils ont été torturés. « Les prisonniers de droit commun assument complètement que la liberté, pour eux, est toujours temporaire. Et cela parce que la société n’offre aucune solution pour les aider à sortir de la délinquance ». Nous avons été incarcérés dans cette prison parce que nous étions organisés dans des structures politiques et sociales. Eux s’y trouvent d’une certaine manière, pour la raison contraire. Parce que nous proposions de lutter, parce que nous avions un projet différent, nous avons vécu ici plusieurs années presque en état de guerre. Parce qu’ils n’ont pas cela, les prisonniers d’aujourd’hui sont des êtres tourmentés, abandonnés dans des cages, à la grâce de Dieu, dans un territoire grillagé où les gardiens n’entrent même pas.
Ni fous ni morts
La prison, lieu de l’utopie
L’Université de Rebibbia [tel est le titre du livre que Goliarda Sapienza a consacré à cette prison après y avoir été incarcérée] est une incroyable plongée dans le monde carcéral de l’Italie des années de plomb où les détenues politiques sont enfermées aux côtés des délinquantes et autres marginales. (…) La prison a toujours été et sera toujours la fièvre qui révèle la maladie du corps social. [l’auteure] y côtoie les proscrites d’une société marquée par la violence de l’activisme politique, par la précarité et les inégalités. Intellectuelles d’extrême gauche, prostituées, gitanes et voleuses, toutes classes sociales et toutes générations confondues, elles forment un microcosme à part, avec ses lois et ses espaces de liberté. [elle] se liera avec un petit groupe qui mêle intellectuelles et droit commun. L’auteure voit dans cette vie communautaire une utopie possible, un espoir. En ce lieu se réalise, même si c’est par des voies détournées, le seul potentiel révolutionnaire qui échappe encore au nivellement et à la banalisation presque totale qui triomphe au dehors. (…) La solidarité y est par moment totale. (…) Cela fait de Rebibbia une grande université cosmopolite, où chacun s’il le veut peut apprendre le « langage premier ». Celui des émotions, simple et profond.
La prison, lieu de l’utopie Anne Pitteloud, Le Courrier, 09.11.2013
Anne-Catherine Menétrey-Savary