Infoprisons

Du Groupe action prison à Infoprisons

Militante bien connue et de longue date dans la lutte contre l’enfermement et pour les droits des détenus, Muriel Testuz nous livre ici un témoignage sur son parcours personnel, à partir des années 70 et de la Maison d’éducation de Vennes (« L’antichambre de la taule »), jusqu’à la création d’Infoprisons, en passant par le Groupe Action Prisons (GAP).

Sous le titre : La question de la prison à travers le prisme de ma propre histoire, [le texte intégral est destiné aux Archives contestataires à Genève] Muriel Testuz précise : « Ce texte est la synthèse de notes que j’avais écrites en tant qu’invitée de Martine Ruchat dans le cadre de son cours sur « Les institutions d’éducation spéciale : entre archives, mémoire et histoire. ». Université de Genève, 2014 ».
Le texte qui suit est composé de larges extraits, adaptés par Infoprisons.

Du Groupe information Vennes au Groupe action prison

En 1976, alors que j’avais 19 ans, passablement en rupture, ayant interrompu mes études et vivant hors du cocon familial depuis déjà quelques années, j’ai fait la connaissance de jeunes de la maison d’éducation de Vennes. Situé sur les hauts de Lausanne, ce lieu de placement pénal ou social pour mineurs avait une sinistre réputation. Des mouvements de dénonciation de la situation dans les maisons d’éducation pour mineurs avaient déjà touché l’Allemagne. C’est dans ce contexte qu’est né le Groupe information Vennes (GIV) qui réunissait à la fois des travailleurs sociaux, et des personnes proches des « pensionnaires ». Parmi eux Michel Glardon, initiant du Groupe action prison (GAP) fondé une année auparavant. Il était aussi le fondateur des Editions d’en bas, dont l’objectif était de donner une place à l’histoire et à la parole populaire ainsi que de relayer les luttes sociales et politiques. En 1978, le GIV publia aux Editions d’en bas l’ouvrage « L’Antichambre de la taule », pour lequel j’ai recueilli plusieurs témoignages de résidents. C’est dans ce contexte que j’ai tout naturellement rejoint le GAP. Mon engagement était donc à la fois lié à ma sensibilité face à la violence institutionnelle et aux injustices sociales, mais aussi à ma proximité avec le monde carcéral et la délinquance.

Ce positionnement entre le dedans et le dehors va marquer mon engagement dans le cadre du GAP. Il n’était pas seulement une posture personnelle : cette problématique de frontière entre le dedans et le dehors a également marqué l’histoire du GAP et les différentes formes d’engagement de ceux qui ont participé à son histoire, ou plutôt de celles et ceux qui ont nourri les réflexions sur la prison et sa contestation. L’histoire du GAP ne peut pas être racontée comme pourrait l’être celle d’un mouvement structuré. Il s‘agit plutôt d’une mouvance à laquelle vont se joindre des personnes d’horizons et de cultures très diverses. Des événements catalyseurs vont propulser des personnalités au premier plan, et des ponts vont se créer entre des groupes sociaux touchés par la question des prisons et qui l’abordent sous différents aspects. L’émergence du GAP est par ailleurs indissociable d’un moment historique de réflexion sur le contrôle social, dont Michel Foucault sera le porteur dans le contexte plus large d’un mouvement général de luttes populaires et ouvrières. A sa fondation en 1975, le GAP déclarait : « nous luttons contre la division de la classe ouvrière entre travailleurs libres et travailleurs emprisonnés ».

Au fil du temps, les acteurs qui vont poursuivre l’activité du GAP et maintenir la question « prison » sous l’attention des médias ont fini par être fort peu nombreux. De cette période, j’ai appris et compris que l’importance d’un mouvement n’est pas tant liée au nombre de personnes engagées, mais à leur capacité à faire rayonner leur action, à se relier à d’autres personnes ayant des intérêts proches et à trouver des relais politiques et médiatiques.

Le fonctionnement du Groupe action prison

Le GAP n’était pas une association à laquelle adhérait des membres : n’importe qui pouvait participer aux permanences qui se tenaient dans quelques villes de Suisse romande (Lausanne, Genève, Chaux de Fonds, Bienne, Neuchâtel, etc.). Le soutien financier se faisait à travers un abonnement au Passe-Muraille, le journal d’information sur les prisons, et par des appels ponctuels aux dons. Pour l’essentiel, les activités du GAP étaient centrées sur la dénonciation des conditions de détention et des pratiques de la justice en Suisse romande. Elles portaient donc sur les aspects concrets de la détention. Elles consistaient à relayer les informations provenant de l’intérieur, à les rendre publiques, mais également à intervenir politiquement pour améliorer les conditions de détention et soutenir les revendications des détenus.

Pour moi, ce qui comptait, c’était ce lien que j’avais avec des personnes de l’intérieur, de même que les moments passés à rédiger des communiqués de presse au coin d’une table de cuisine, ou encore le plaisir que je prenais à nos réunions, dans une ambiance souvent enfumée et alcoolisée et qui débouchaient invariablement sur une partie de cartes ! Si des ex-détenus participaient parfois aux activités du groupe, la majorité des actifs étaient des personnes incarcérées. Une fois dehors, ils relayaient des informations ou dénonçaient des situations, mais ils n’apparaissaient que rarement publiquement. Nous avions, par contre, nos « détenus de service » comme d’autres mouvements ouvriéristes avaient leur ouvrier de service. Nous avions aussi nos éclopés et nos délinquants invétérés avec qui nous faisions un bout de route. Certains sont devenus des copains.

Des « antennes » du GAP ont existé dans différents cantons de Suisse romande (VD, GE, NE, VS, FR, BE, Bienne…). Les actions et positions de ces différents groupes différaient selon leur implantation géographique. Cela n’allait pas sans générer des tensions entre ceux pour qui l’objectif était de lutter contre la prison, la dénonçant comme un symbole de l’oppression sociale, et ceux, plus pragmatiques, qui luttaient pour en améliorer les conditions. En même temps, les pratiques militantes n’obéissaient pas à un modèle déterminé, mais elles correspondaient au climat d’engagement politique des régions concernées. Genève, par exemple, va connaître d’importantes manifestations sous les murs des prisons, alors que dans le canton de Vaud des actions de « graffitis » seront organisées par exemple pour dénoncer la mise à l’isolement durant 35 jours du détenu Walter Sturm. Autant d’actions impensables pour les Neuchâtelois ou les Valaisans. Mais l‘ensemble des groupes du GAP participait au lancement d’actions plus globales – comme des pétitions de portée nationale – et contribuait à la rédaction du journal le Passe-muraille.

Les années 70 : quand détenus politiques et droits communs partagent la même prison

L’émergence de la question des prisons sur la place publique est indissociable, notamment en France, du fait que des intellectuels et des militants d’extrême-gauche vont se retrouver en prison au début des années 70. Ils vont découvrir une réalité et une population dont ils ignoraient tout. Non seulement ils vont utiliser leurs réflexes militants pour tenter de « collectiviser » les détenus, mais ils vont aussi prolonger cette action et en faire un thème de lutte une fois libérés. Le même phénomène va se produire en Suisse avec la condamnation à des peines fermes des objecteurs de conscience.

Ceux-ci vont jouer ce même rôle de dénonciateurs des conditions de détention à l’intérieur, sous la forme de pétitions, puis en tant que militants contre la prison ensuite. Le grand désappointement de ces militants qui rêvaient d’une société meilleure et plus juste fut de découvrir que le monde de la prison était pour l’essentiel peuplé de gens issus des milieux populaires, de marginaux, d’exclus sociaux, de paumés, mais en aucun cas de révolutionnaires. Ce désappointement, beaucoup l’ont ressenti en prenant conscience que si la lutte pour améliorer les conditions de détention était certes juste et appréciée, une remise en cause de la prison en elle-même et de ses mécanismes d’exclusion sociale ne trouvait guère d’écho auprès des principaux concernés. Nous étions confrontés à des détenus qui nourrissaient, pour la plupart, des rêves de « petit bourgeois » : une copine, une grosse voiture… Sans compter toute une cohorte de vieux détenus cassés par la prison qui, à leur sortie, mis à part ceux qui ont pu se trouver des activités un peu marginales comme la vente de marrons ou des activités dans la ferraille, ne vont pas, pour la plupart, retourner en prison, mais dériver vers un processus de clochardisation.

Dénonciation politique plutôt que travail social

Si nous avons fait un bout de route avec certains détenus, les soutenant parfois, le GAP s’est en revanche toujours défendu de faire du travail social. Nous menions des activités de solidarité sociale (dépannages divers, aide pour faire des recours, rédaction des courriers concernant des situations personnelles, notamment l’accès à des soins médicaux), mais à aucun moment nous n’avons cherché à nous substituer au Service de patronage (actuel Service de probation) ou à devenir des interlocuteurs des autorités judiciaires. Cette posture a toujours été à la limite du confortable, mais elle était vitale pour garder notre indépendance d’action et de position. En parallèle nous étions, pour une partie d’entre nous, sensibles à l’aspect « romanesque » de la délinquance et nous ne portions pas un regard critique sur les actes délictueux. Déjà dans la période de Vennes, j’entretenais de nombreux contacts avec des personnes en détention et je connaissais presque aussi bien que les détenus ce qui se passait à l’intérieur, mais je ne me préoccupais guère des motifs de leur incarcération. Il faut dire que la prison rassemblait, pour la majorité, des délinquants « classiques » locaux, même si certains avaient débuté leur carrière suite à une première incarcération pour objection de conscience.

Dans ce milieu très individualiste qu’est la prison, les germes pour des actions plus collectives et structurées se trouveront ainsi réunis notamment pour ce qui concerne le respect des droits des détenus et leur dignité. Des pétitions furent lancées concernant plusieurs pénitenciers, dont la plus importante, lancée en 1976, fut signée par 750 détenus de toute la Suisse. Elle réclamait un véritable salaire minimum de 30 francs par jour (plutôt qu’un pécule dérisoire). Après bien des errances fédérales, elle n’a toujours pas été suivie d’effet… C’est la présence à l’extérieur des murs d’un groupe tel que le GAP qui a permis que ces revendications trouvent un écho et bénéficient d’un suivi. Sans lui, même si le droit de pétition est garanti pour les détenus, les meneurs de ce genre d’action auraient rapidement été transférés dans une autre prison (tourisme pénitentiaire) ou auraient fait l’objet de mesures de rétorsion. La récolte de signatures devait se faire dans la clandestinité… Et sans écho public, celle-ci n’avait guère de chance d’être considérée. En définitive, une partie des revendications liées aux conditions de détention ont fini par aboutir, même si elles furent refusées dans un premier temps, permettant à l’administration pénitentiaire de se montrer progressiste. Dans une intervention de 1986, Michel Glardon relevait ainsi l’écart entre l’effet mobilisateur de ces pétitions, à court terme pour les détenus, et l’énergie nécessaire à plus long terme pour qu’elles soient prises en compte par les autorités politiques ou administratives. Quand la réponse tombait, les signataires, dispersés ou sortis de prison, étaient confrontés à d’autres préoccupations.

Pour ce qui est des revendications touchant au respect de la dignité des personnes incarcérées, elles étaient parasitées, hier comme aujourd’hui, par les discours publics sur l’insécurité, la drogue, les revendications des victimes ou la politique du risque zéro, qui ne concernaient ni les détenus ni les prisons dans leur réalité concrète… Cette tendance à ne plus considérer les personnes en détention comme des adultes, à les infantiliser, à ne plus entendre leur parole comme une parole libre est l’une des caractéristiques fortes du milieu pénitentiaire. Le franchissement de la porte du pénitencier fait perdre au condamné son statut d’humain à part entière.

De la révolte individuelle aux enjeux collectifs

Les années 70 et 80 vont être particulièrement marquées par des mouvements collectifs, Mais le monde de la prison étant par excellence individualisant, les révoltes individuelles furent les plus fréquentes. Elles prenaient la forme de grèves de la faim, voire de suicides. Mais elles déclenchèrent parfois des améliorations des conditions de détention : cellules ouvertes durant les repas, espace communautaire… Ce travail de mise en lumière, de manière très concrète, permis par exemple d’obtenir que les suicides en milieu pénitentiaire soient systématiquement rendus public par voie de presse, et de susciter une forme d’empathie envers le monde de la prison, tout en transmettant notre indignation sur sa fonction et sa réalité. Les revendications du GAP portaient également sur des modifications formelles, telles que l’abolition de l’article 42 sur l’internement des « délinquants d’habitude » (c’est-à-dire les multirécidivistes), le droit à une assurance maladie ou l’accès au chômage à la sortie de détention. Ces revendications ne pouvaient pas être portées par les détenus qui, paradoxalement, ne font que passer en prison : l’espace-temps des pratiques administratives et politiques étant sans commune mesure avec l’espace-temps des incarcérations. De plus, la perception des enjeux collectifs des pratiques pénitentiaires ou pénales sont difficiles à saisir pour ceux qui en subissent les effets individuellement. De même que le monde ouvrier a développé des syndicats pour défendre et mettre en lumière les conditions de travail, le GAP a joué ce rôle d’analyste et de catalyseur des revendications.

La grande force du GAP, comme pour ce qui s’est passé au début des années 70 en France autour des luttes sur les prisons, a été d’être animée par des intellectuels qui surent donner une lecture des pratiques pénitentiaires et juridiques en même temps que des mécanismes d’exclusion sociale. Ils surent trouver des appuis, des relais avec des acteurs du monde politique.

La fin du GAP

Le GAP cessa la publication des Passe-Murailles après 17 numéros à la fin 1979. Il continua son action au travers de dossiers thématiques tels que les « quartiers de haute sécurité » (QHS), « l‘affaire Walter Sturm » ou encore « Six morts sur ordonnance », lesquels ne contenaient plus de contributions de l’intérieur des prisons. Ils furent diffusés par le journal « Tout va bien » qui consacrait une rubrique à la parole des détenus et qui joua un rôle dans la mise en lumière des problématiques sociales et en particulier celle des prisons. Cette activité se poursuivit jusqu’en 1986, mais le « grand » GAP cessa peu à peu d’exister et son activité se concentra essentiellement sur le canton de Vaud autour de Michel Glardon et de quelques personnalités qui continuèrent et continuent encore à s’engager pour la défense des droits des personnes, du respect des libertés et de la dignité, y compris s’agissant des personnes en détention.

Au GAP succéda « l’Association de défense des prisonniers de Suisse » (ADPS), constituée de détenus de l’intérieur, dont notamment Jacques Fasel, avec l’objectif de reprendre les luttes collectives des détenus tout en s’appuyant sur des alliés de l’extérieur. Ces luttes de l’intérieur, menées par les principaux concernés, correspondaient au but du GAP. Mais cette tentative ne persista pas longtemps. La France a connu le même phénomène lors de la dissolution du GIP, animé notamment par Michel Foucault, et sa tentative de passer le témoin au CAP animé par d’anciens détenus dont un des plus célèbre est Serge Livrozet auteur du livre « De la prison à la révolte ». Avec d’autres anciens membres du GAP, jusqu’au début des années 90, j’ai rejoint la « Ligue suisse des droits de l’Homme, section Vaud (LSDH), qui était devenue un organe de défense des droits des personnes détenues.

L’évolution du monde pénitentiaire

Avec l’augmentation des condamnations liées à la toxicomanie, le climat à l’intérieur des pénitenciers s’est modifié, entraînant la disparition des règles implicites qui y régnaient, telles que certaines formes de sous-culture délinquante plus ou moins folkloriques comme le « caïdisme ». Ces années ont également vu émerger de nouveaux modèles de prison, plus modernes, plus individualisants et plus soucieux de sécurité. En 1977, le passage de Saint Antoine, vieille prison sur-occupée et à la limite de l’insalubrité, au centre de Genève, à Champ-Dollon, prison excentrée, va marquer douloureusement ce tournant symbolisé par ses barbelés et son organisation sécuritaire. Émeutes et suicides jalonnèrent les deux premières années de cet établissement. Les quartiers de haute sécurité (QHS) inspirés des modèles français et allemands commencèrent à se développer dramatiquement, tant en Suisse romande (EPO) qu’en Suisse allemande (Regensdorf). Ils furent utilisés aussi bien pour casser les détenus jugés trop contestataires que pour isoler ceux que l’on considérait comme menaçants pour le système, moins en raison de leurs délits que de leurs attitudes. La Suisse a été dénoncée pour torture à cause de ces pratiques de détention dans ces espaces clos, sans contact humains ni sensoriels.

En sus de cette évolution vers le tout sécuritaire, il faut aussi relever une évolution de la perception des personnes en détention. Celles-ci ne sont plus tant considérées comme des personnes en rupture avec l’ordre, révoltées ou victimes sociales, mais également comme des personnes nécessitant des soins (que la prison est évidement incapable d’offrir…).

Du sommeil…

Au début des années 90, je quittai la Ligue des droits de l’Homme et celle-ci entra progressivement en sommeil.
De mon côté, je m’étais glissée dans le quotidien, avec ses évolutions, ruptures, aléas, et j’étais vraiment très loin de la question prison quand, le 25 juillet 2008, le quotidien « Le Matin » publia en une la photo d’un détenu qui s’était réfugié sur le toit de l’établissement de « Bochuz » (EPO). L’image de cet homme seul sur son toit m’a bouleversée… Je savais ce qui allait lui arriver une fois descendu du toit… et qu’il aurait beau crier, il n’y aurait personne pour l’entendre.
Cela faisait des années que je n’avais pas vu dans la presse une analyse critique du système pénitentiaire et de la sanction pénale. Aucun groupe n’était venu remplacer l’indispensable rôle de surveillance de l’institution pénitentiaire, de la justice et de son fonctionnement que jouait le GAP. Dès lors, pour soulager l’état de tension dans lequel je me trouvais, j’ai contacté quelques anciens militants.… Toutes et tous estimaient que la question des internements (nouvelle sanction introduite dans le code pénal, art. 64) devait faire l’objet d’une réflexion et d’une enquête, mais personne ne souhaitait se remobiliser. Qui pouvait donc reprendre le rôle joué par le GAP ? C’était l’été… Le premier moment d’émotion passé, aucune suite ne fut donnée…

…. au cauchemar

Dix-huit mois plus tard, dans la nuit du 10 au 11 mars 2010, Skander Vogt, l’homme qui était monté sur le toit du pénitencier, mourut asphyxié dans sa cellule après avoir mis le feu à son matelas, à cause de la non-intervention des gardiens.

La suite… Nous nous sommes retrouvées à trois : Anne-Catherine Menétrey, qui était intervenue à l’époque comme députée pour soutenir les actions du GAP au niveau du Grand Conseil, Patricia Lin, ancienne assistante sociale à « Bochuz » qui depuis longtemps était choquée par les dérives qu’elle observait dans ce pénitencier et plus largement au niveau de l’exécution des peines dans le canton de Vaud et moi-même, pour discuter de ce drame. Aucune d’entre nous n’avait envie de recommencer à militer sur la question des prisons. En même temps, nous découvrions les effets des nouvelles mesures d’internement, les réalités pénitentiaires d’aujourd’hui et le climat ambiant autour de la délinquance, de la sanction pénale et de la sécurité. Problématiques qui n’avaient rien à envier à ce que nous avions connu… Nous pouvions presque répéter les dénonciations de l’époque…

Notre premier souci fut de trouver un groupe pour prendre la relève du GAP. Pour faire un point de situation préalable, nous avons rencontré divers acteurs possibles, dont le président de la Commission nationale pour la prévention de la torture (CNPT), des avocats, des travailleurs sociaux concernés par le sujet, la responsable du syndicat des gardiens, la responsable du GRAAP, le Service médical des prisons, ainsi que le groupe de la Ligue des droits de l’homme qui s’était entre temps renouvelé. Nous avons recueilli d’eux des confidences qui nous ont amenées à un constat atterrant sur les dérives du monde pénitentiaire vaudois  : de son climat ambiant aux effets dévastateurs des mesures d’internement, en passant par l’évolution inquiétante de la population pénitentiaire, de plus en plus fragile psychiquement. Nous avons aussi découvert que si les acteurs institutionnels avaient des choses à dire, il existait une forme d’omerta : l’information, la réflexion critique sur la dérive sécuritaire, les abus de pouvoir restaient recouverts d’une chape de plomb, aucun acteur du système pénitentiaire n’osant s’exprimer publiquement.

Un mois après le décès de Skander Vogt, une nouvelle bombe éclata, cette fois déclenchée par un journaliste du journal « le Matin » qui avait eu accès à l’enregistrement des communications de service la nuit de la mort de Skander Vogt. Il donnait à entendre les échanges « dégradants » entre le personnel pénitentiaire et la police. Les contradictions avec le discours officiel sur la mort de ce jeune homme et sur l’organisation pénitentiaire vaudoise soulevaient des questions graves sur les mesures d’internement et sur les mesures de sécurité. Cette mise en lumière contraindra l’autorité publique à demander un audit. Ce sera finalement le juge retraité Claude Rouiller qui le conduira. Il présenta quelques mois plus tard un rapport très critique sur la situation qui prévalait dans le pénitencier de « Bochuz ».

Le bulletin d’Infoprisons

De notre côté, ne souhaitant toujours pas nous mobiliser, nous fîmes appel à la LSDH, avant de nous apercevoir que ce groupe militant se concentrait plutôt sur des demandes individuelles et ne prenait pas de position sur le fonctionnement global de l’institution pénitentiaire. Constatant que des personnes avaient des choses à dire mais qu’elles n’avaient nulle part où les dire et que les réflexions sur le système pénitentiaire ne circulaient pas, chacun étant cloisonné dans son domaine de travail ou d’intervention, constatant aussi que les acteurs du système, même s’ils avaient un regard très critique, n’osaient pas ou ne pouvaient pas s‘exprimer, l’omerta touchant tous les étages de la structure institutionnelle, nous avons pris la décision qu’en attendant qu’un groupe de militants de la société civile s’investisse sur ces questions, nous allions lancer une forme d’observatoire des prisons afin de créer un espace de débat critique et de mémoire et ce avec l’espoir que les différents acteurs concernés par la question en fassent usage et que nous puissions passer la main rapidement.
L’idée étant lancée, nous fîmes appel à Marie Bonnard, ancienne journaliste au journal militant Tout Va bien qui s’était occupée, à l’époque, de la rédaction du dossier Six morts sur ordonnance qui accepta de se charger de la rédaction d’un bulletin d’information. Notre but était très clairement de ne pas relancer un nouveau GAP, ni de devenir un groupe militant, mais de faire circuler l’information, de donner une visibilité à ce qui se passe en prison et de faire écho aux réflexions des uns et des autres sur la sanction pénale. Nous nous posions en relais.

Si la nécessité d’un bulletin comme le nôtre n’était remise en cause par personne, sa survie dépendait des forces qui s’y consacraient, et donc du sens que cet engagement avait. Or continuer à mettre des forces dans l’information tout en gardant une position de non-intervention dans le débat finit par me donner l’impression de parler en boucle de la prison, ce qui n’était guère gratifiant. Dès lors que le moteur de l’indignation est retombé, comment maintenir un tel objet en continuant à avoir une approche à la fois généraliste, philosophique et culturelle, à regarder la prison à travers tous ses prismes de lecture, sans en faire un objet de spécialiste et en lui gardant son intérêt pour le public ?

De hier à demain

Des dates clés jalonnent le mouvement : En 1974, c’est la mort du jeune Patrick Moll qui va avoir un effet détonateur et aboutir à la création du GAP.
En 2010, c’est la mort de Skander Vogt qui va être à l’origine de la remise en cause du fonctionnement du système pénitentiaire vaudois et de débats publics sur la question de l’internement. Les déclencheurs mettent en lumière la violence institutionnelle et alertent la société civile. Entre les événements extraordinaires, le monde carcéral fonctionne de manière totalement étanche au regard de l’extérieur et ce, quelle que soit la qualité de ses intervenants. Il est donc indispensable de maintenir un regard critique et indépendant sur l’institution pénitentiaire, qui, comme toute institution à but coercitif, produit de la violence institutionnelle et perverse.

Même s’il existe aujourd’hui des organes de surveillance tel que la commission de visiteurs de prisons pour les cantons de Genève et Vaud et la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT), ceux-ci sont toujours à la merci d’un changement de climat politique. Ils ont donc besoin du soutien de la société civile. Car il y aura toujours des actes délictueux et des humains, qui, hier comme demain, commettront des délits et parfois des crimes horribles. Mais si le regard que la société porte sur les comportements et les personnes délinquantes évolue, cette évolution n’est pas à l’abri de mécanismes d’exclusion sociale, de stigmatisation et de dérives sécuritaires. Il en va ainsi des opinions sur la recherche du risque zéro, l’émergence de mouvements de victimes, la médicalisation du crime, l’évolution de l’emprise de la psychiatrie sur la justice, la création de mesure d’internement à durée illimitée, voire à vie, l’emprise des discours sécuritaires et de normalisation des comportements… Autant d’exemples qui marquent un changement depuis les années 70, et ce dans une société qui n’a jamais été aussi sécurisée…

Le texte sur le même sujet écrit en 2014 a été revu et confié à Infoprisons à l’automne 2021, à la suite du Colloque du Groupe Infoprisons qui vient de fêter ses 10 ans avec une équipe entièrement renouvelée et un site redynamisé.

Anne-Catherine Menétrey-Savary