Sous le titre « De la Répression à la Prévention : Logiques antagonistes ou complémentaires ? », le Congrès de Criminologie de l’année passée a abordé l’interaction entre la fonction répressive et préventive du droit pénal. La fonction préventive du droit pénal sert-elle de prétexte pour renforcer le droit pénal répressif ? Au contraire, la répression et la prévention sont-elles réellement complémentaires ? Nous reportons ici quelques interventions du Congrès qui ont marqué ces questionnements.
Les frictions : Prévenir par la répression ?
Niklaus Oberholzer, ancien juge au Tribunal fédéral, aborde le changement de perspectives en droit pénal et souligne l’inquiétante criminalisation de notre société. Malgré une baisse généralisée de la criminalité depuis quelques années, le droit pénal n’a jamais connu un tel essor qu’aujourd’hui. Actuellement, l’intérêt prédominant du droit pénal est la sécurité dans un monde plein d’incertitudes. Ainsi, on va : de la protection des intérêts juridiques à la défense contre les risques ; de l’élucidation d’un soupçon à la surveillance ; de l’établissement des faits au pronostic de risques ; de la rétribution de la faute de l’enfermement préventif. La métamorphose du droit pénal de l’ultima ratio vers un instrument de la prévention de la criminalité se reflète dans une tendance observée depuis quelques années : un crime est commis, les médias s’en emparent d’une manière populiste, des experts s’expriment, des juristes découvrent un manque de lois, des parlementaires déposent des projets en ce sens et des nouvelles lois sont votées.
Niklaus Oberholzer subodore que les nouvelles lois ne sont ni efficaces, ni nécessaires et trouvent leur origine dans le courant de pensée politique de la sécurisation de la société (impossible selon lui). En effet, la Suisse se transforme dans une société où l’on surveille en secret et sans motif et tout le monde est suspect et suspecté. Des données sur les personnes sont collectées pour une utilisation éventuelle car on est constamment à la recherche des délits potentiels. Face à cette évolution du droit pénal préventif, des incarcérations sur de simples soupçons augmenteront. Pour les anciens délinquants, « un haut risque de récidive » suffira. Devons-nous nous préparer à des programmes de réparation des injustices dans 30 ans ?
Prof. Dr. Marc Forster de l’Université de St. Gallen continue la réflexion autour de l’influence idéologique et populiste en droit pénal à travers une perspective historique. En 1989 déjà, Arno Plack, philosophe et sociologique allemand, plaidait pour l’abolitionisme pénal en remplaçant les peines par des traitements socio-psychologiques. Aujourd’hui, c’est tout le contraire : nous assistons à un retournement radical vers la répression, par exemple, contre la pédophilie. Le sujet des enfants abusés ou en souffrance a atteint une sensibilité extrême auprès de la population et le législateur a suivi avec ferveur. A l’exemple de la criminalité sexuelle, Marc Forster craint que nous soyons obligés de passer par une surveillance accrue des vies intimes du citoyen et de légiférer dans les pratiques sexuelles afin de « prévenir » des abus.
La réconciliation : le cas de la pédophilie et des menaces contre les femmes
Les dynamiques plus complémentaires entre droit pénal et prévention se manifestent dans l’émergence de programmes de prévention ciblant des comportements criminels spécifiques. Ces efforts préventifs, informés par les connaissances scientifiques, passent ainsi par la prise en charge précoce des délinquants potentiels et non par des mesures répressives.
Kein Täter werden
Le Prof. Dr. Klaus Beier de l’hôpital La Charité à Berlin présente les recherches scientifiques sur la pédophilie. Les recherches auprès des délinquants sexuels montrent que les abuseurs ont souvent des troubles de la personnalité et/ou des troubles du développement. Les abuseurs se recrutent beaucoup dans la sphère familiale ; il s’agit de pères, beaux-pères, ou frères. Ces derniers commettent ces abus souvent en étant encore eux-mêmes des enfants. En outre, les recherches scientifiques menées par la Charité mettent en évidence les sérieuses conséquences psychologiques et physiologiques sur les victimes. Outre les effets néfastes sur la santé psychologique, les jeunes filles abusées subissent des dégâts de certaines fonctions corticales. Une nette diminution de l’hormone Oxytocin par rapport à la normale a été également diagnostiquée chez ces victimes. En plus, une atrophie sensori-moteur de la région corticale de l’hémisphère gauche (région qui représente les organes sexuels) a été constatée auprès de femmes adultes ayant été victimes d’abus pendant leur enfance.
Face à ces constats, l’hôpital de la Charité met en place le programme « Kein Täter werden » [1] qui passe par une prise en charge, le plus tôt possible du délinquant dès la première découverte de sa pathologie ou dès la première condamnation d’un pré-adulte, puis de l’adulte. Le délinquant sexuel est souvent une personne solitaire, souffrant psychologiquement et donc facilement socialement isolée. Comme il craint la stigmatisation déjà en famille, plus encore auprès des ami(e)s et de la société en général, cette rapproche par la reconnaissance de la pathologie par le pédophile lui-même montre des résultats encourageants. Encadré par des spécialistes, il suit des thérapies et apprend des stratégies de défense contre ses propres pulsions. Un réseau d’assistants est à sa disposition en cas de crise.
Régulièrement, des vidéos sur des réseaux sociaux tendent une perche aux personnes concernées pour trouver de l’aide, avec des adresses à contacter. Par un logiciel développé par l’équipe de la Charité qui se trouve sur le « Deep Web », des « Fake-files » sont générés qui ont, au premier abord, l’air d’amener l’internaute vers des images pédopornographiques. Mais des algorithmes l’amènent finalement vers une vidéo incitant la personne à chercher de l’aide. Sans frais et sous garantie d’anonymat, il y a eu 2’500 téléchargements par jour en 2020 !
En référence au modèle du réseau allemand et sur fond d’avancées politiques et de recommandations du Conseil fédéral – l’association Kein Täter werden Suisse est fondée. Au sein du réseau national créé durant l’été 2021, il est prévu de développer des offres de prise en charge des personnes ayant un intérêt sexuel pour les mineurs. Ces programmes doivent être conçus sur la base de normes uniformes. L’offre diagnostique et de traitement s’adresse spécifiquement aux personnes qui ne sont pas connues et devraient parallèlement avoir des effets positifs de prévention.
Changement de la vision des personnes menaçantes
Le Dr. Jachen K. Nett, spécialiste en gestion des menaces, offre une lecture alternative au caractère répressif des sanctions pénales en présentant la ligne directrice de la prise en charge des hommes coupables d’intimidation et des menaces contre les femmes dans le département de justice et de la sécurité du Canton de Lucerne.
L’objectif de la gestion des menaces est préventif, dans la mesure où il s’agit de prévoir les infractions pénales commises par des personnes ayant une forte propension à la violence. Il s’agit d’identifier et de prévenir ces actes à un stade précoce, en se basant sur les indices d’une évolution dangereuse du comportement de certaines personnes et en analysant les signaux indiquant qu’un acte de violence grave est en préparation. Contrairement à la plupart des efforts de prévention, la gestion des menaces est résolument centrée sur la personne, une forme de prévention sur mesure. Dans ces cas, les sanctions pénales offrent un moyen d’action approprié pour individualiser la prise en charge.
Toutefois, pour désamorcer une situation sur le long terme, les approches peu invasives qui permettent aux parties concernées de sauver la face sont privilégiées. En pratique, la gestion des menaces montre que l’escalade de la violence domestique est d’une grande importance. Il est également évident que, dans de nombreux cas, les incidents de violence domestique commencent tôt, mais l’escalade de la violence ne s’enclenche souvent qu’avec les conflits sur les droits de garde et de visite. La gestion des menaces n’intervient que lorsque ces conflits dégénèrent en agressions verbales et en menaces de violence à l’encontre des autorités. On observe parfois une dynamique similaire dans les litiges entre particuliers, qui peuvent marquer le début d’une « carrière » de quérulant. Une tâche importante de la gestion des menaces consiste dans ces cas à conseiller les autorités sur la manière de contrer ces développements à un stade précoce.
Le Dr. Nett conclue en soulignant l’équilibre nécessaire entre les logiques préventives et répressive afin d’arriver à un résultat positif et durable. La recherche d’une solution durable est en effet la conclusion que nous tirons de ces interventions : la répression peut-être un outil complémentaire précieux, mais pas suffisant pour arriver à la prévention. Les dérives sécuritaires et répressifs ne peuvent que servir de « tampon » momentané aux problématiques visées. La prévention de la criminalité nécessite une approche allant au-delà du volet répressif. Comme nous l’avions vu avec le programme Kein Täter werden, les mesures préventives qui trouvent inspiration en dehors du volet répressif du droit pénal mènent à des résultats positifs.
Michel Finazzi