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Incendie volontaire à la prison de Bienne : un manque d’intérêt qui pose question

Des agents de détention de la prison de Bienne ont-ils commis une faute pénale et professionnelle en ne prêtant pas secours à une personne détenue lors de l’incendie survenu dans la cellule de sûreté ? C’est un cas similaire à celui de Skander Vogt qui s’est produit à la prison régionale de Bienne en mai 2021, comme le rapportait le Journal du Jura dans ses éditions du 20 et 22 avril courant. Pour obtenir certains éclaircissements sur ce cas, nous avons interviewé l’avocate de la personne détenue.

Rappel des faits

Un étranger, Mohamed K., en situation irrégulière avait mis le feu à la cellule de sûreté où il avait été placé, menotté, par la police [1]. La cellule de sûreté est la seule cellule où la vidéosurveillance est permise et permanente. Quand il trouve le moyen de mettre le feu au matelas, il est 17h36. Il exhibe alors un lambeau enflammé à la caméra. À 17h43, il met le feu à l’ensemble du matelas. Celui-ci prend véritablement à 17h48. À 17h49, le personnel se rend compte de l’incendie. À 18h, les pompiers arrivent sur place. Il est déjà très tard : Mohamed K. est grièvement brûlé et passera plusieurs semaines dans le coma.

Sa plainte contre la prison pour lésions corporelles graves par négligence n’a toujours pas abouti, seule la directrice de la prison ayant été entendue jusqu’alors par le Ministère public bernois. En revanche, la procédure dirigée à son encontre pour incendie volontaire a abouti à la confirmation de sa condamnation par la cour suprême cantonale à 9 mois de prison ferme et 20 ans d’expulsion du territoire suisse. Il a fait appel de cette sentence au Tribunal Fédéral (TF).

Ce procès a toutefois permis d’entendre trois agents en fonction ce jour-là à la prison expliquer comment il était possible qu’un tel cas se produise. Tous invoquent le règlement intérieur qui interdit d’ouvrir les portes des cellules en cas d’incendie, pour éviter la propagation du sinistre. Ils ont également fait valoir des raisons de sécurité, le détenu étant connu pour son « comportement rebelle ». 

En dehors des médias locaux, personne n’a parlé de ce cas. Nous avons contacté l’avocate du prévenu, Maître Kathrin Gruber, pour obtenir certains éclaircissements. Elle a aimablement accepté, début octobre, de répondre à nos questions par courriel. Elle a commencé par nous informer que son client est désormais libre, mais qu’il a dû purger sa peine pour incendie intentionnel, alors qu’un recours déposé au TF a normalement un effet suspensif.

Kathrin Gruber, quelles convergences et divergences voyez-vous avec le drame de Skander Vogt ?

Comme convergence, on doit relever que les deux personnes souffrent d’un trouble mental et devaient dès lors être traitées par les autorités pénitentiaires en conséquence. Le cas de mon client est beaucoup plus choquant encore que le cas de Skander Vogt. Celui-ci voulait se suicider et a agi dans sa cellule non surveillée, durant la nuit, alors qu’il savait qu’il n’y avait personne. On peut reprocher aux autorités de ne pas être intervenues de suite et d’avoir appelé le Dard (NDLR : l’unité d’intervention d’élite de la gendarmerie vaudoise) avant d’ouvrir la cellule. Le cas de Bienne est plus choquant car mon client ne voulait pas se suicider. Il a agi parce qu’il voulait discuter avec les gardiens au sujet de sa mise au cachot qu’il estimait injuste et voulait ainsi attirer leur attention, sachant qu’il était surveillé par une caméra de surveillance. Il a agi durant les heures de service du personnel et sous la vue de ce dernier qui pouvait et devait dans le cas d’espèce surveiller 24h/24 ce qu’il faisait dans sa cellule. En effet, mon client avait été menotté au préalable dans une cellule forte, ce qui est en principe interdit. Si cela se fait pour protéger la personne, cela implique une surveillance accrue de cette dernière.

Est-ce que vraiment le drame de Skander Vogt n’a rien changé comme le laisse à penser ce nouveau drame ?

J’ai vraiment l’impression que le drame de Skander Vogt s’est arrêté aux frontières cantonales. En tout cas, le canton de Berne ne semble pas du tout connaître celui-ci. Je l’ai pourtant invoqué dans le cadre de la plainte de mon client contre les autorités.

Est-ce que la situation personnelle du prévenu, étranger vu comme rebelle, joue un rôle dans le silence autour de son affaire ?

Je pense que oui, mais je n’en ai pas la preuve formelle. Tout ce que je sais c’est que les autorités bernoises (Justice et Ministère public) font tout pour pouvoir classer cette affaire. Elles ont condamné sévèrement mon client pour incendie intentionnel pour pouvoir ensuite mieux classer sa plainte. Le Ministère public m’a annoncé son intention de classer la plainte de mon client. Je me suis opposée en demandant une enquête par un magistrat neutre choisi hors canton comme cela a été fait dans l’affaire Skander Vogt. Je n’ai reçu aucune réponse depuis lors.

Un règlement intérieur peut-il à ce point restreindre l’obligation de porter secours ?

À mon avis non, car il existe une obligation d’agir. À défaut, il y a la commission d’un délit par omission, ce que je soutiens, par le fait que les autorités ont la responsabilité de la santé des prisonniers et devaient procéder à une surveillance accrue de mon client surtout après lui avoir en plus mis les menottes dans une cellule forte. Ils avaient donc l’obligation de procéder à la surveillance permanente indépendamment d’un problème de personnel.

Pourquoi, selon le Journal du Jura, ne vous faisiez-vous aucune illusion sur le verdict ?

Au vu du caractère de mon client et aussi du fait qu’il a déjà eu des problèmes à la prison de Berthoud. Il est mentionné au dossier qu’aucune prison bernoise ne veut le reprendre. Alors que si on prend la peine de lui expliquer ce qu’on lui reproche et que cela est justifié, il s’est toujours bien comporté. L’Etat peine à reconnaître une faute de ses fonctionnaires de police et gardiens de prison car cela pourrait mettre en cause la crédibilité de la force publique et cela n’est guère populaire.

Le cas a-t-il été porté au TF?  

Oui, en ce qui concerne la condamnation de mon client pour incendie intentionnel. Il m’apparaît ici que c’est un cas clair d’une exemption de peine en raison des graves conséquences de l’acte sur la santé de mon client. Ces conséquences sont bien plus graves que le dommage matériel de 20’000 CHF allégué par l’Etat de Berne et qui aurait pu aisément être évité si les gardiens avaient fait preuve de la vigilance qu’on devait attendre d’eux, surtout le responsable de la loge. S’ils étaient intervenus immédiatement après avoir vu mon client allumer le premier bout de matelas, il ne se serait rien passé du tout.

Pensez-vous que la prison fait encore du sens ou que le mouvement abolitionniste a raison de militer pour sa disparition ?

Je ne peux pas me prononcer sur cette question, mais je partage l’avis du Professeur Kuhn qui propose d’autres sanctions plus utiles. Un enfermement peut faire réfléchir, mais tout enfermement trop long est nocif.

David Kneubühler

Notes

[1] Propos de Jean-Sébastien Blanc, recueillis dans le cadre des « Rencontres critiques de l’enfermement » organisés le 5 mai 2023 à l’UNIGE. Prisons : L’enjeu est de trouver une intimité perdue.