« Le secret médical en prison »
Le secret, un obstacle ?
Les réflexions sur le secret médical tel qu’il est vu par deux directeurs de prison, dans un article intitulé « secret médical et prise en charge », paru dans le bulletin d’Infoprisons de novembre 2023, montre à quel point ce sujet reste sensible dans les soins en prison, et comment il est perçu par les acteurs pénitentiaires.
Le secret professionnel qui recouvre la relation patient-médecin, protégé par la loi pénale (art. 321 du Code pénal) et consacré comme une valeur cardinale par toutes les instances internationales [1], est toutefois reçu, ainsi que l’écrivent les auteurs de l’article, comme « un obstacle » : au motif que « dans une approche holistique, la prise en charge d’une personne détenue ne peut qu’être améliorée lorsque les agents de réinsertion ont connaissance de tous les éléments utiles à sa problématique de santé ». A cause du secret médical, les professionnels pénitentiaires se retrouveraient devant un « paradoxe : le secret, garant d’efficacité pour les acteurs médicaux, devient un obstacle à une prise en charge efficace par le personnel pénitentiaire ».
Les exemples auxquels il est fait référence sont des risques, celui de l’agression, celui de la contamination par une maladie.
Le soignant serait-il empêché, par sa déontologie et le code pénal lui-même, de contribuer à la sécurité des agents de détention et de l’institution carcérale ? Faut-il que le professionnel de la santé prenne sur lui le risque d’encourir « une peine privative de liberté de trois ans au plus ou une peine pécuniaire » [2] ou de ne pas respecter une des valeurs fondamentales de sa profession pour assurer la sécurité d’autrui ? De plus dans une institution chargée d’appliquer les sanctions décidées par la justice.
Dans ce qui paraît une impasse, nous proposons une autre manière de penser le sens du secret médical.
Que disent la loi et la déontologie ?
Le soignant est-il voué au silence ? Non, il peut communiquer. En effet « le secret médical est réglementé par l’article 321 du Code Pénal (CP) relatif au secret professionnel. Cette disposition prescrit que le secret professionnel n’est pas absolu, y compris dans le cadre d’une relation thérapeutique. Selon l’art. 321 ch. 2 CP, le médecin est en effet autorisé à révéler les faits qu’il a appris dans l’exercice de sa profession si le patient l’y autorise, ou si à sa demande l’autorité supérieure ou de surveillance l’y autorise par écrit. En outre, l’art. 321 ch. 3 CP réserve les dispositions de la législation fédérale ou cantonale statuant une obligation de renseigner ou de témoigner en justice. Il convient en outre de mentionner l’état de nécessité licite, fait justificatif prévu par l’art. 17 CP applicable exceptionnellement en cas de violation du secret professionnel » [3].
En cas de mandat pénal de soin, le patient est prévenu de la nécessaire communication entre les autorités et le thérapeute.
Soulignons que le secret professionnel ne vise pas à protéger ce que le soignant sait de son patient uniquement à l’égard du personnel pénitentiaire mais aussi à l’égard de tous les tiers, que ce soit les proches, l’employeur, les autres patients, et même des autres médecins. Toutefois, en cas de risque immédiat dans un contexte de « nécessité licite » défini par l’art. 17 CP ou même en cas de doute, le médecin peut se tourner vers l’autorité de surveillance (via le médecin cantonal).
Les directeurs de prison citent les directives médico-éthiques de l’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) qui s’appliquent à « l’exercice de la médecine auprès des personnes détenues ». Ces directives reconnaissent la nécessité d’un échange d’information avec le personnel pénitentiaire, qui se voit reconnu un statut « d’auxiliaire », qui s’appliquent aux personnes collaborant avec une personne tenue au secret professionnel (selon l’art. 321 CP). Ces directives admettent que « toutefois, la promiscuité créée par la vie carcérale, qui peut durer quelquefois plusieurs années, de même que le rôle de garant et parfois même d’auxiliaire de soins souvent joué par les agents pénitentiaires ou les policiers peuvent imposer un échange d’informations sanitaires entre le personnel de santé et le personnel de sécurité. Dans ces conditions, le soignant doit s’efforcer, avec l’accord du patient détenu, de répondre à chaque fois aux interrogations légitimes du personnel pénitentiaire ou policier » [4].
Si une marge d’appréciation est ménagée, l’ASSM ne dit pas autre chose que ce à quoi le soignant est tenu de manière général à l’égard de personnes significatives de l’entourage de son malade, qu’il soit en prison ou pas.
Toutefois sur un plan légal, le statut d’auxiliaire « ne donne aucun droit, mais bien un devoir de respect du secret : le personnel sait qu’une visite médicale a lieu, cette dernière ne peut pas être révélée à qui que ce soit qui ne doit pas en avoir impérativement connaissance. Pour permettre l’échange d’informations au sujet d’un patient, son accord est nécessaire à moins qu’un juste motif le permette » [5].
Un secret médical fragilisé
Suite aux assassinats (par des personnes déjà condamnés qui étaient sous un régime d’allégement dans l’exécution de leur peine) survenus en mai et septembre 2013, la Conférence Latine des chefs des Départements de Justice et Police (CLDJP) a formulé une recommandation le 31 octobre 2013 demandant aux cantons d’adapter leurs législations de manière à ce que « les médecins, les psychologues et tous autres intervenants thérapeutiques en charge de ce détenu sont libérés du secret de fonction et du secret médical dès lors qu’il s’agit d’informer l’autorité compétente sur des faits importants pouvant avoir une influence sur les mesures en cours ou sur les allègements dans l’exécution ou, d’une manière générale, sur l’appréciation de la dangerosité de la personne considérée » [6].
Ces deux tragiques affaires ont donc servi à attaquer le principe du secret médical en détention et ont conduit presque tous les cantons romands à inscrire d’une manière ou d’une autre, parfois telle quelle [7], cette recommandation dans leur législation (à l’exception de Genève qui a finalement fait marche arrière sous la menace d’une initiative des médecins genevois en août 2018).
La commission nationale d’éthique pour la médecine humaine a pris position en énonçant tous les inconvénients et apories d’une telle conception du rôle du soignant [8] , ainsi que nombre de juristes et de médecins [9].
Pour notre part, nous voudrions souligner un autre fait, plus trivial : une pression législative qui accule le soignant qui exerce en prison, qui affaiblit un fondement de son métier, ne peut que décourager encore davantage ceux qui voudraient prendre des responsabilités thérapeutiques à l’égard d’un public placé sous main de justice. Actuellement, dans beaucoup de pénitenciers suisses, le temps d’attente pour une thérapie peut atteindre plusieurs mois.
Nous remarquons au passage que si les médecins sont volontiers perçus comme devant communiquer pour prévenir la dangerosité, les autorités n’envisagent pas d’exiger la même chose des avocats (eux aussi soumis à l’art. 321 du Code pénal), alors qu’ils sont bien placés pour recueillir des confidences, de personnes malades psychiquement ou non. Mais qui aurait encore confiance en un avocat poussé par une loi à signaler aux autorités des informations ou son avis pour permettre aux autorités d’apprécier la dangerosité de son client ?
Problématiques sanitaires carcérales
Côtoyer une population de détenu signifie être en contact avec des personnes plus souvent atteintes de maladies, y compris des maladies transmissibles, que la population générale [10].
En cas de contact avec des fluides biologiques, il existe des procédures pour protéger les personnes exposées, dont le fait de demander au détenu (s’il est la source de l’exposition) d’accepter une prise de sang pour avoir un statut sérologique concomitant, à l’attention du médecin qui soignera la personne exposée. Mais un détenu qui saurait que toute l’institution va connaître le résultat, accepterait-il encore de se faire dépister de manière systématique pour le VIH ou la syphilis ? Dans un tel contexte de non protection de données aussi sensibles que les maladies infectieuses, le risque encouru par le personnel serait encore plus grand.
Il existe d’autres moyens de circonscrire le risque de contamination, comme par exemple la vaccination du personnel (contre l’hépatite B, le Covid19), la proposition aux détenus d’être systématiquement dépistés mais aussi traités, la mise à disposition de seringue stériles pour les détenus, bien que cette dernière mesure, même si imposée par la loi depuis 2015 aux établissements de privation de liberté, reste particulièrement difficile à faire entrer en force dans les prisons [11].
Si les prisons hébergent depuis toujours des personnes dont l’intégrité psychique est troublée à divers degrés [12], cette réalité est croissante et représente un défi considérable de prise en charge pour l’ensemble du personnel pénitentiaire.
Par surcroît, la Suisse a cette spécificité que ses prisons, pour autant qu’un psychiatre y consulte, prennent en charge des condamnés (même reconnus irresponsables) dans le cadre du volet fermé du « traitement institutionnel » (en allemand stationäre Behandlung, en italien trattamento stazionario) des troubles mentaux (art. 59 CP). Cette réalité, qui s’ajoute aux nombreux détenus affectés de troubles psychiques divers, fait de la prison un hôpital psychiatrique qui ne dit pas son nom.
Ces détenus soumis à un traitement institutionnel évoluent le plus souvent dans un quotidien strictement identique à celui des condamnés à des peines privatives de liberté, mais avec des durées de séjour en prison qui se comptent en années, dans un contexte où l’accent est par nature mis sur la dimension sécuritaire [13]. Autrement dit, à une résurgence de cet asile d’aliénés censé avoir été éliminé par la psychiatrie contemporaine qui proclame son attachement à des hôpitaux exclusivement ouverts et à la primauté de l’ambulatoire.
Le psychiatre, par son activité en prison, légitime (cf. la dernière phrase de l’article 59.3 [14]) un état de fait problématiques au regard des droits, de l’éthique médicale et même de l’efficacité thérapeutique de telles prises en charge [15]. Existe-il un autre pays au monde dont les prisons prennent en charge des condamnés avec la seule justification de leur prodiguer un traitement psychiatrique ?
Cet usage de la prison va hélas dans un sens diamétralement opposé à celui promu par « l’ensemble de règles minima pour le traitement des détenus » de l’ONU [16], dont la Suisse est membre depuis 2002.
Le détenu, un patient comme un autre ?
Un détenu est intégralement « pris en charge » par l’institution, avec ce que cela suppose de prégnance d’un fonctionnement qui règle presque tous les aspects de l’existence, et sur lequel le détenu n’a pas de prise : il lui est demandé de se soumettre au règlement d’une institution qui n’est pas conçue pour le bien-être de ses pensionnaires et d’évoluer dans une configuration où le différentiel de pouvoir entre les employés et les détenus est considérable. Cette passivation de fait est lourde du risque de faire du détenu un objet de gestion plutôt qu’un sujet.
Or, un des principes fondamentaux de la médecine contemporaine est de donner au patient une place d’acteur à part entière, avec une capacité de détermination, même en cas de troubles psychiques, y compris lorsqu’il y a une obligation de soin. Le patient est d’abord un sujet, qui a des droits et dont la dignité, l’autonomie et l’intérêt de sa santé sont les valeurs cardinales qui organisent les soins. Le statut administratif, judiciaire ou de fortune, pas plus que les autres marqueurs sociaux ou identitaires, ne sont pas des éléments qui devraient interférer dans la qualité de la prise en charge.
Il n’y a aucune raison fondamentale de soigner un détenu autrement qu’une personne libre (ce que le détenu a été et redeviendra). Le risque de pratiques ou de lois particulières (comme la suppression du secret médical en prison) est de faire des détenus une catégorie de population à part, qui n’auraient pas les mêmes droits fondamentaux que le reste de la société.
S’il est une dimension peu considérée d’une médecine fonctionnelle dans une société donnée, c’est que des soins bien conduits pour un individu auront le plus souvent un impact favorable sur l’environnement de la personne soignée. Le patient porteur d’une maladie infectieuse (encore faut-il que les moyens de dépistage soit facilement accessible) est informé des risques pour autrui et des moyens de se protéger comme de protéger autrui. En matière de troubles psychiques, il n’y a pas que la psychiatrie forensique qui se préoccuperait de la sécurité de la société, mais tout soignant qui aide son/sa patient.e qui traverse une crise qui pourrait lui faire perdre ses repères. Le risque d’agression de soi-même (ou de suicide) mais aussi d’agression d’autrui (voire d’homicide) sont des dimensions qui peuvent parfois émerger au cours d’une maladie psychique et qui sont prises en compte dans les prises en charge psychiatriques courantes.
Faire porter à la psychiatrie des responsabilités expressément sécuritaires favorise la tentation d’en faire, dans des circonstances d’affaires retentissantes, un bouc émissaire commode (d’autant plus commode que le respect du secret médical ne permet pas aux soignants de dire publiquement leur vision de leur patient). Début décembre 2023, deux jours à peine après un passage à l’acte meurtrier à Paris, le ministre de l’intérieur a suggéré un « ratage dans le suivi psychiatrique » de l’auteur, pour mieux assurer que ses services de police avaient bien entendu « fait le maximum » [17].
Il est d’autant plus important que la société permette à la médecine d’avoir des conditions d’exercice sereines, qui protègent ses valeurs, son autonomie et qui respecte le fait que son objet c’est la santé de la personne qui est soignée (et non pas sa délinquance ou sa criminalité, qui sont d’ailleurs les compétences d’autres corps professionnels).
Perspectives
Le fait de travailler en institution, que ce soit un hôpital, un foyer, une prison, un réseau, implique nécessairement, à un moment ou à un autre, une réflexion de tous les intervenants sur la prise en charge de la personne, le plus souvent à partir de discussions informelles ou en colloque, d’où va émerger une compréhension commune de la situation et partant la direction à donner à la prise en charge. Le soignant a sa place dans cet effort collectif, qui n’est toutefois possible qu’à partir de la reconnaissance et de l’acceptation des spécificités de chacun.
En prison comme ailleurs, c’est l’information, l’avis et au besoin l’accord du patient qui devraient aussi être pris en compte. Le patient ne doit pas être le partenaire oublié ou passif de sa prise en charge, mais bien s’y impliquer, se responsabiliser, s’engager (ou pouvoir signifier s’il le veut ou pas).
Le respect de ses droits peut aussi être un incitatif pour le patient détenu à respecter cette société qui, malgré qu’il ait enfreint ses lois, continue de respecter ses droits fondamentaux et sa dignité.
Sans cela, les détenus souffrant de maladie à risque potentiel pour autrui seront de facto une population à moindre droit, sinon de seconde zone. Le secret professionnel doit rester garanti par les institutions, surtout dans les configurations où les valeurs humanistes et démocratiques sont mises à l’épreuve d’enjeux sécuritaires.
Notes
[1] Les normes (2006) du Comité européen pour la prévention de la torture ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l’Europe (dont la Suisse est membre depuis 1963), p. 35, indiquent que : §50. Le secret médical doit être respecté en prison dans les mêmes conditions qu’en milieu libre. Les dossiers des patients doivent être conservés sous responsabilité médicale. §51. Tous les examens médicaux des détenus (lors de leur admission ou ultérieurement) doivent s’effectuer hors de l’écoute et – sauf demande contraire du médecin – hors de la vue du personnel pénitentiaire. https://rm.coe.int/09000016809299c2
[2] Article 321 du code pénal
[3] Ducor, P. Secret médical en prison : un argument de sécurité publique, Rev Med Suisse, Vol. 2, no. 523, 2016, pp. 1196–1200
[4] Directives Médico-éthiques de l’ASSM https://www.samw.ch/fr/Publications/Directives.html
[5] « La sécurité dynamique face au secret professionnel : impasse ou juste limite ? » David Kneubühler, bulletin Infoprisons 35, mai 2023, https://infoprisons.ch/wp-content/uploads/2023/05/bull35-word-FINAL-final.pdf
[6] https://www.cldjp.ch/wp-content/uploads/2016/07/recommandation-secret-m%C3%A9dical-131031.pdf
[7] Cf. art 9a de la loi neuchâteloise sur l’exécution des peines et des mesures pour les personnes adultes
[8] « Sur l’obligation de communiquer des informations couvertes par le secret médical en prison », prise de position n° 23/2014, approuvée par la commission nationale d’éthique pour la médecine humaine le 16 mai 2014 https://www.nek-cne.admin.ch/inhalte/Themen/Stellungnahmen/fr/F_Broschure_CNE-NEK_Secret_medical_en_prison.pdf
[9] Kiefer, B. Secret médical en prison et désintermédiation, Rev Med Suisse, Vol. 0, no. 424, 2014, pp. 776–776
[10] Rieder, J., et al. Santé en milieu pénitentiaire : vulnérabilité partagée entre détenus et professionnels de la santé, Rev Med Suisse, Vol. -4, no. 257, 2010, pp. 1462–1465
[11] Ordonnance, du conseil fédéral du 29 avril 2015, sur la lutte contre les maladies transmissibles de l’homme, art 30 alinéa c https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2015/298/fr
[12] Fazel, S., Hayes, A. J., Bartellas, K., Clerici, M., & Trestman, R. (2016). Mental health of prisoners: prevalence, adverse outcomes, and interventions. The lancet. Psychiatry, 3(9), 871–881. https://doi.org/10.1016/S2215-0366(16)30142-0
[13] Cf. l’interpellation parlementaire par le conseiller national neuchâtelois Baptiste Hurni « pour des mesures thérapeutiques institutionnelles conformes à l’Etat de droit », déposé au Conseil National le 22 septembre 2022 https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20223973
[14] Le traitement institutionnel des troubles mentaux « peut aussi être effectué dans un établissement pénitentiaire au sens de l’art. 76, al. 2, dans la mesure où le traitement thérapeutique nécessaire est assuré par du personnel qualifié » art 59 alinéa 3 CP
[15] Gravier, Bruno. « La psychiatrie forensique en Suisse : au risque de l’instrumentalisation sécuritaire et positiviste », Déviance et Société, vol. 47, no. 3, 2023, pp. 435-475
[16] La règle 109 des Mandela Rules (adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies), dit que les « personnes qui ne sont pas tenues pénalement responsables, ou chez lesquelles un handicap mental ou une autre affection grave est détectée ultérieurement, et dont l’état serait aggravé par le séjour en prison, ne doivent pas être détenues dans une prison et des dispositions doivent être prises pour les transférer aussitôt que possible dans un service de santé mentale »
[17] Le Monde, 5 décembre 2023