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Incendie à la prison de Bienne : des procédés qui posent question

Incendie à la prison de Bienne : des procédés qui posent question

En mai 2021, un détenu, Monsieur K., a mis le feu dans sa cellule de sûreté de la prison de Bienne. À deux reprises, ce dernier nous a contactés. Il tenait à porter à notre connaissance certains documents, soit le procès-verbal du témoignage de son codétenu, le déroulement des faits protocolé suite au visionnage des images de la caméra de surveillance, ainsi que le dispositif de l’ordonnance de classement rendue à la suite de sa plainte pénale. Nos discussions avec Monsieur K. ont permis d’apporter quelques éclaircissements sur les circonstances entourant l’incendie à la prison de Bienne, que nous rapportons ici.

Déroulement des faits

Monsieur K. est un ressortissant étranger, qui réside en Suisse depuis plus de dix ans. Il y a quelques années, il a été condamné pour des faits de violence et des délits divers et a été incarcéré pour la première fois. Il a transité par plusieurs prisons régionales (PR) du canton de Berne, dont celle de Bienne. Son séjour dans celle-ci se passe très mal. Monsieur K. a dû être placé au sein d’une institution psychiatrique pendant plusieurs semaines, avant d’être à nouveau transféré à la PR de Bienne. Monsieur K. tolère peu le retour dans ce lieu, raison pour laquelle il se révolte contre le personnel pénitentiaire. Il se montre irrespectueux envers ce dernier et fume à deux reprises sous un détecteur incendie. La dernière fois est celle de trop. Il écope d’une sanction disciplinaire : cinq jours de cachot. Emmené sur place par quatre agents de police, il proteste et refuse tout d’abord de changer de vêtements, avant de se soumettre. Sa résistance est qualifiée par les autorités de « passive », car il finit par obtempérer sans que d’autres mesures doivent être prises à son encontre.

Le cachot fait également office de cellule de sûreté à la PR de Bienne. Un procédé que la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) remet toutefois en cause. Il convient en effet, selon elle, de distinguer une mesure disciplinaire d’une mesure visant à protéger l’intégrité corporelle d’une personne, la seconde n’étant pas une sanction [1]. Cette distinction doit notamment se traduire dans la pratique par l’emploi de deux cellules différentes pour permettre aux personnes détenues de percevoir la différence entre sanction et mesure de protection.

Cette cellule est surveillée par une caméra en permanence, à l’exception des toilettes. Dès son arrivée, Monsieur K. se montre agité. Il va appeler par l’intermédiaire de l’interphone de la cellule une bonne douzaine de fois. Peu après son entrée, la situation devient critique : Monsieur K. s’entaille les avant-bras avec un objet tranchant. Il montre ses blessures à la caméra, avant d’appeler. À nouveau, quatre agents de police, accompagnés de trois agents de détention, pénètrent dans sa cellule et cherchent l’objet tranchant, cependant sans succès. Après une brève discussion et une inspection de ses blessures, un agent de police menotte Monsieur K. dans le dos, selon l’ordre reçu de la directrice de l’établissement pénitentiaire. Selon les lois en vigueur dans le canton de Berne, seule la police est explicitement autorisée à menotter une personne pour empêcher tout risque de blessures [2]. Il ne faut toutefois que quelques minutes à Monsieur K. pour repasser les menottes devant lui et continuer de manifester son mécontentement. Il va ainsi jeter dans les toilettes les habits dits « anti-suicide », qui sont en papier, détruire le matelas et salir la caméra de surveillance. Il possède également des allumettes, trouvées sur place, et les utilise pour allumer un lambeau de matelas, qu’il exhibe devant la caméra, avant d’appeler les agents de détention, sans qu’une réelle réaction de leur part soit mentionnée dans le dispositif [3] de la procureure. Peu de temps après, il enflamme ce qu’il reste du matelas. Face au feu qui se propage rapidement, un agent de détention présent à la loge de surveillance déclenche l’alarme incendie. Le feu peut être éteint au travers du guichet de la porte de cellule. Après une dizaine de minutes, les pompiers arrivent sur place. Monsieur K. est grièvement brûlé sur 25 % et plus légèrement sur 12 % de son corps. Il est également gravement intoxiqué par la fumée.

Quel usage et quel sens de la sanction disciplinaire ?

Face à une personne détenue comme Monsieur K., qui souffre en toute vraisemblance de troubles psychiatriques, avec notamment des manifestations de trouble de la personnalité, une sanction disciplinaire sous la forme d’une mise au cachot peut-elle déployer des effets positifs ? Son attitude durant sa détention disciplinaire tend à montrer que non. Loin de calmer Monsieur K., cela l’a rendu beaucoup plus véhément, voire dangereux. Quand bien même le règlement interne de la prison permet une telle sanction suite au fait de fumer sous un détecteur incendie et d’avoir insulté le personnel de sécurité, était-ce la bonne façon de procéder ? Monsieur K. venait d’être placé dans une cellule avec un codétenu, ce qui pouvait l’aider à rester calme. Un transfert d’établissement aurait aussi pu avoir un effet positif qui aurait pu aider à juguler son agitation et ses comportements désagréables. Cinq jours de cachot, cela semble dans un cas aussi délicat être une sanction disproportionnée. Ceci d’autant plus que, selon l’aveu même de la directrice de l’établissement pénitentiaire lors de son interrogatoire par la procureure, elle sait que c’est lui qui a fumé, mais ne peut pas le prouver.

Le risque suicidaire perçu comme déterminant pour les mesures à prendre, mais mal évalué

La procureure, dans la procédure ouverte afin de déterminer les circonstances entourant l’incendie, s’est intéressée à la question de savoir si Monsieur K. a présenté ou non un risque auto-agressif, voire suicidaire, au moment de la mise au cachot. En effet, un tel comportement nécessite également une mise au cachot selon les règlements de la PR de Bienne. Non plus à titre disciplinaire, mais en tant que mesure de protection. Ainsi, des mesures de prévention particulières doivent être mises en place dans un tel cas, telles qu’une surveillance accrue et une fouille plus poussée que lors de la mise en cellule de sûreté pour motif disciplinaire. Une erreur d’appréciation du personnel, qui continuerait à traiter Monsieur K. selon la procédure disciplinaire et non celle de protection, pourrait donc être constitutive d’une négligence. L’absence de propos suicidaires ou de comportements auto-agressifs auprès du personnel avant cette mesure semble justifier ici le fait de ne pas avoir plus étroitement surveillé Monsieur K. Le risque ne paraissait pas élevé, voire inexistant. Or, lors de son passage précédent, Monsieur K. avait tenu des propos suicidaires et la prison avait documenté cela. Il s’était ensuite distancé de ses propos lors de son séjour en psychiatrie.

L’évaluation du risque de comportement auto-agressif repose ici uniquement sur ce que la personne détenue fait et ne tient pas compte de ce qui lui est fait. Or, dans cette affaire, la sanction fait apparaître ou renforce un risque déjà existant, en poussant Monsieur K. à bout. Il conviendrait donc d’étudier ce que les changements apportés au régime de détention peuvent impliquer en matière de risques auto-agressifs pour certains détenus et de prendre les dispositions en conséquence. Il serait, par exemple, souhaitable que le début de l’exécution d’une sanction au cachot soit surveillé étroitement et qu’une fouille complète soit effectuée, indépendamment du motif de placement dans un tel lieu. Cela n’a pas été fait dans ce cas, puisque Monsieur K. a été sanctionné disciplinairement et non placé dans la cellule à des fins de protection, comme le montre le dispositif de classement. C’est donc le protocole le plus léger qui a été appliqué. En outre, il a été considéré que menotter Monsieur K. après qu’il s’est mutilé suffirait à prévenir tout risque ultérieur de comportement auto-agressif, puisqu’il n’y a aucune trace d’une autre mesure prise par la suite. Et ce malgré un comportement toujours plus agité et potentiellement dangereux du détenu.

Du matériel interdit dans un lieu sécurisé

Lors de sa détention en cellule de sûreté, Monsieur K. n’a gardé que son pantalon et son caleçon, le reste ayant été échangé contre des habits dits « anti-suicide ». Comment alors a-t-il pu disposer d’un objet tranchant, probablement une lame de rasoir, et d’allumettes ? Seules deux hypothèses sont possibles : soit il les a introduits dans la cellule car il n’a pas ou mal été fouillé, soit les objets étaient déjà sur place. C’est par ailleurs la thèse de la présence antérieure des allumettes qui est retenue par la procureure dans son dispositif, alors que la cellule est censée être inspectée entre chaque mesure. De plus, il s’est avéré au cours de l’enquête que le matelas ne répondait probablement pas aux normes sécuritaires, celui-ci étant inflammable. La procureure est passée rapidement sur ce problème d’inflammabilité, se contentant de relever dans son dispositif qu’aucun règlement n’oblige la prison à prévoir un matelas non-inflammable et que le matelas, inflammable ou non, avait mis du temps à prendre feu.

Prévention du suicide ou traitement dégradant ?

Comme mentionné précédemment, après s’être blessé, la police menotte Monsieur K. dans le dos. Dans cette affaire, la manière d’employer les menottes apparaît comme cruelle et relevant plus du traitement dégradant et inhumain que d’une mesure préventive. Le détenu ne peut ainsi plus appeler via l’interphone, peut se blesser plus aisément en chutant et va peiner à se relever si cela se produit, et ne peut plus utiliser les toilettes. De plus, la mesure s’est avérée totalement inefficace pour prévenir un quelconque comportement de Monsieur K. Dans son dispositif, la procureure relève que la décision a été prise correctement par la directrice de l’établissement pénitentiaire et la pose des menottes a été effectuée dans les règles de l’art par la police. Or, l’absence de durée claire pour cette mesure et de réaction des agents face à son inefficacité aurait dû faire l’objet d’investigations plus poussées de la part de la procureure. Cette manière de procéder est a minima très questionnable sur le plan de la pratique professionnelle.

Le personnel pénitentiaire qui laisse la situation s’empirer

Alors que Monsieur K. s’est auto-mutilé et a, par la suite, mis le feu à un lambeau de matelas, l’agent de détention chargé de sa surveillance n’alerte apparemment personne. Ni les interrogatoires, ni les analyses des caméras ne font état d’une réaction de sa part. Pourquoi aucune mesure n’a-t-elle été prise face à un risque majeur de lésions corporelles graves et de dommages matériels ? Détail aggravant : c’est un agent de détention finissant son service qui a donné l’alerte en observant par hasard le moniteur de la caméra de surveillance !

Une gestion de l’incendie qui interpelle

Lorsque le feu prend de l’ampleur, l’alarme incendie est donnée manuellement. Passée l’alerte, les mesures prises pour éteindre le feu sont suffisantes et parviennent à ce but. Le gros dégagement de fumée empêche en revanche les agents de détention d’intervenir. Ils suivent le règlement interne de la prison qui prévoit que ce soient les pompiers qui portent secours dans une telle situation. Ne pas avoir ouvert la porte de la cellule pour aérer mais uniquement le guichet, laissant ainsi Monsieur K. prendre le risque de subir une intoxication mortelle, apparaît comme difficilement défendable. De même, le fait que personne dans l’enceinte de la prison ne soit formé aux risques incendiaires et équipé en conséquence pose problème. Dix minutes pour porter secours est un délai bien trop long compte tenu des risques mortels posés par la fumée.

Une procédure peu satisfaisante

Le Ministère public bernois est très mal placé pour enquêter sur des agissements potentiellement répréhensibles de la police et du personnel d’un lieu de détention. De plus, comme on dit dans le canton de Berne « es pressiert langsam » (ça presse lentement). De nombreux mois ont été nécessaires avant d’ouvrir une investigation contre le personnel de l’État et de décider d’auditionner les personnes impliquées dans la situation (agents de détention, directrice de l’établissement pénitentiaire, policiers) [4]. La gravité des faits reprochés – il est question notamment de tentative de meurtre et de lésions corporelles graves – commandait d’être plus rapide. Le temps perdu a en effet permis aux personnes auditionnées d’oublier des détails importants, comme les conversations tenues avec Monsieur K. par le biais de l’interphone.
Il est par ailleurs difficile pour un non-juriste de suivre le raisonnement de la Procureure. Elle documente bien quatre négligences : la présence du rasoir, la présence des allumettes, l’emploi d’un matelas inflammable et la non-réaction de l’agent à la loge face aux discours et actions du détenu. Pourtant, elle ne juge pas que ces faits soient constitutifs du délit de lésions corporelles grave par négligence en lien avec l’incendie.

Quelques mots pour conclure

Ce cas démontre encore une fois combien la Suisse a du progrès à faire en matière pénale, notamment pour ce qui est de l’accompagnement des personnes au comportement difficile pour le personnel et des protocoles d’urgence.

Si le dispositif de la procureure est peu attaquable sur le plan du droit pénal, il soulève un nombre important de questions sur les procédures en Suisse. En voici quelques-unes : pourquoi personne n’a été sanctionné au sein de la PR de Bienne pour les graves négligences en matière de sécurité ? Pourquoi n’y a-t-il eu aucune enquête administrative suite à ce drame ? Combien de blessés et de morts encore avant une prise en charge adéquate des personnes réputées difficiles et/ou atteintes de troubles psychiques ?

Quinze ans après Skander Vogt, les questions urgentes et importantes posées par sa mort n’ont pas été prises au sérieux. La présence d’esprit du personnel présent à Bienne ainsi que la chance ont permis cette fois d’éviter un mort. Mais sans mesures concrètes, de tels faits se répéteront et Skander Vogt sera toujours mort en vain.

Notes

[1] CNPT, 24.10.2022, Besuch der NKVF im Regionalgefängnis Burgdorf am 24. Oktober 2022, chiffre 39.

[2] Article 133 de la loi sur la police et article 36 de la loi sur l’exécution judiciaire 

[3] Le dispositif (Verfügung) est le document complet qui explicite les décisions rendues dans l’ordonnance de classement.

[4] La procédure pour incendie volontaire à l’encontre de Monsieur K. a en revanche été ouverte dans les jours qui ont suivi