Conditions de détention illicite : l’affaire Brian
Le cas Brian, appelé parfois l’affaire Carlos, est l’un des événements les plus médiatisés de l’univers carcéral suisse, lequel retrace les multiples incarcérations de Brian ainsi que ses tracas avec la justice zurichoise au travers des vingt dernières années. Néanmoins, le présent article n’abordera que deux éléments y relatif, à savoir son action en justice pour détention illicite ainsi que sa requête en indemnité pour tort moral[1] .
Introduction
En 2016, Brian a été condamné à une peine privative de liberté ferme de 18 mois pour tentative de lésion corporelle grave (art. 122 CP) suite à une bagarre. Ce dernier a cassé la mâchoire inférieure de son opposant, fracturant par la même occasion ses doigts en s’exécutant. Il a purgé sa peine dans différents établissements pénitentiaires, notamment à Limmatal, Zurich, Winterthur, avant d’être transféré dans l’unité de sécurité de la prison de Pfäffikon, en 2017.
Dans cette unité, la cellule attribuée n’avait ni lit, ni chaise, ni matelas, ni couverture. Il ne pouvait satisfaire ses besoins hygiéniques de première nécessité. Par ailleurs, l’accès à la cour de promenade et les droits de visite ont été suspendus. Le Tribunal de district de Zurich a reconnu, en 2021, que le traitement susmentionné pouvait être qualifié d’inhumain et dégradant, en violation des art. 3 CEDH[2] et 10 al. 3 Cst[3] .
Suite à cela, l’intimé a intenté une action en responsabilité de l’Etat pour conditions de détention illicites. Il a revendiqué une indemnité pour tort moral de 40’000.- portant intérêts à compter de janvier 2017, ainsi que de 15’685.- de dommage-intérêt. Le Tribunal cantonal a, dans un premier temps, rejeté son action, considérant les créances comme prescrites. Suite à un recours à l’instance cantonale supérieure, une indemnité pour tort moral a été allouée à hauteur de 1’000.-, à savoir 50.- par jour de détention illicite[4] .
Brian a recouru contre cette décision, réclamant une indemnité plus élevée. C’est ainsi que le 12 juillet 2024, le Tribunal Fédéral, ci-après TF, a partiellement admis son recours, considérant que l’indemnité journalière de 50.- arrêtée par le Tribunal cantonal (TC) était insuffisante au vu de la gravité des conditions de détention subies lors des 20 jours d’isolement[5] . Ainsi, la cause a été renvoyée à l’instance précédente, contrainte de fixer le montant de l’indemnité conformément à la décision fédérale, en prenant mieux en considération la gravité de la violation de l’art. 3 CEDH[6] .
Reconnaissance de l’illicéité des conditions de détention par la Cour cantonale
Une enquête administrative visant à examiner les conditions de détention a été ordonnée par les autorités en vue d’établir les faits. Celle-ci a permis d’exposer la situation suivante[7]. L’intimé n’a jamais pu aller en promenade durant ces 3 semaines. La porte de sa cellule n’a été ouverte qu’à 2 reprises, pour effectuer des transferts cellulaires les 9 et 14 janvier 2017. La cellule n’était pas équipée d’un matelas, ni d’une couverture. Il a donc été contraint de dormir à même le sol, et ce malgré le fait que l’établissement pénitentiaire ait un chauffage défaillant durant cette période. Il avait les chevilles liées en permanence et était vêtu uniquement d’un poncho, lequel n’a jamais été changé, ni lavé durant son isolement. De plus, il n’a jamais pu prendre de douches malgré ses demandes fréquentes. Enfin, le personnel lui a refusé tout matériel pour lire et écrire ainsi que les droits de visites.
L’établissement pénitentiaire a justifié ce régime strict en se fondant sur le comportement du détenu. En effet, l’origine du mauvais traitement aurait été causé par son comportement agressif, injurieux et menaçant. A noter que le détenu a une propension à la violence, comme le reflète notamment ses antécédents judiciaires et disciplinaires. Ainsi, des intérêts sécuritaires ont guidé cette prise en charge. En outre, la partie défenderesse précise que le personnel pénitentiaire n’avait nullement l’intention d’humilier, stigmatiser, discriminer, mais qu’il attendait une amélioration du comportement du détenu avant d’alléger les mesures de contrainte.
Au final, la cour cantonale a considéré que les effets cumulatifs des traitements infligés pendant une telle durée ont atteint le seuil requis pour constituer un traitement inhumain et dégradant au sens des art. 3 CEDH et 10 al. 3 Cst. Dans un premier temps, il sied de relever que la jurisprudence reconnaît qu’un acte peut être inhumain même en l’absence d’intention d’humilier. Ainsi, l’absence de volonté de nuire au détenu n’était pas déterminante. Dans un second temps, elle relève que le comportement du détenu, particulièrement agressif, doit entrer en ligne de compte dans l’évaluation des conditions de détention. Néanmoins, au vu de sa durée, à savoir 3 semaines, il y avait lieu de se questionner sur les alternatives raisonnables pour améliorer la manière dont le détenu a été traité, ce qui constitue l’élément décisif du cas. En effet, l’enquête a mis en évidence que diverses mesures auraient dû entrer en ligne de compte pour améliorer sensiblement les conditions de détention. A titre d’exemple, le personnel aurait pu laisser à disposition une couverture et un matelas, donner des vêtements de rechange, permettre au détenu de se laver les dents, et ce sans mettre le personnel en danger. Le TF précise même, en raison de la longue durée d’isolement, qu’il pourrait être raisonnablement exigible de monter une opération policière afin de l’escorter ponctuellement jusqu’à la cour de promenade, de la même manière qu’ils ont procédé pour les transferts cellulaires.
En conclusion, la Cour a jugé que la détention pouvait être qualifiée d’inhumaine et dégradante, en violation de l’art. 3 CEDH, puisque diverses démarches auraient pu être mises en place pour alléger les effets de la détention, et ce malgré le comportement récalcitrant de l’intimé.
Requête en indemnité pour détention illicite
Les indemnités pour conditions de détention illicite se fondent généralement sur l’art. 431 CPP. Néanmoins, dans l’affaire Brian, l’intimé s’est fondé sur l’art. 11 HG/ZH[8], intentant donc une action en responsabilité de l’Etat. En effet, l’art. 431 CPP n’est applicable que si l’action constatant l’illicéité des conditions de détention est pendante. Dans notre cas, la procédure pénale était entrée en force et revêtait l’autorité de chose jugée. Ainsi, l’action en responsabilité de l’Etat constituait une des seules alternatives pour être indemnisé.
L’un des griefs soulevés par le requérant était l’application arbitraire de l’art. 11 HG/ZH. Rappelons avant tout qu’une décision peut être qualifiée d’arbitraire, selon la jurisprudence constante du TF, dans les situations suivantes : lorsqu’elle contrevient à une norme claire et incontestée, lorsqu’elle se fonde sur un état de fait en contradiction manifeste avec la situation réelle, lorsqu’elle est affectée d’une contradiction importante dans le contenu même de la décision, ou lorsqu’elle heurte de manière choquante le sentiment de justice et d’équité[9]. De surcroît, le simple constat d’un vice grave en la décision n’est pas suffisant. Le résultat en découlant doit être qualifié de manifestement insoutenable. En l’occurrence, l’intimé soutient que la cour cantonale a évalué l’indemnité due de manière arbitraire. En effet, elle n’aurait pas pris en compte la gravité de la violation de l’art. 3 CEDH.
Il convient de relever que l’état de la jurisprudence relative à l’octroi d’un tort moral pour condition de détention illicite est la suivante. Une indemnité de 50.- par jour de détention illicite est appropriée à titre de compensation lorsqu’un détenu dispose d’une surface personnelle inférieure aux exigences de l’art. 3 CEDH[10]. Ce même montant peut également être alloué lorsqu’un détenu est confiné 10 jours dans une cellule sans fenêtre, éclairée en permanence[11]. Lorsque la détention elle-même s’avère illégale, l’indemnité est plus élevée et se monte généralement à 200.- par jour[12]. Compte tenu de la casuistique en la matière, le TF a déclaré, dans l’affaire Brian, que la décision cantonale, allouant 50.- par jour de détention illicite, peut être qualifiée d’arbitraire car elle méconnaît l’ampleur de la violation de l’art. 3 CEDH. En effet, un tort moral de 50.- se justifie dans les cas ordinaires. Néanmoins, l’affaire Brian fait état de traitements bien plus graves qu’une cellule dont la surface ne respecte pas les normes. Le TC ne peut donc pas passer outre l’analyse de ces éléments lors de la fixation de l’indemnité. Ainsi, le TF a renvoyé la cause à l’instance précédente, afin de statuer sur ces éléments.
In fine, le TC a arrêté les indemnités à 4’000.-, c’est-à-dire à 200.- par jour de détention illicite. Cette somme porte intérêt à compter du 16 janvier 2017. Le TC a donc alloué une indemnité bien en deçà des prétentions initialement requises par l’intimé, à savoir 40’000.-de tort moral. Nonobstant, il s’est rapproché de la pratique usuelle en matière de tort moral faisant suite à une détention illégale, ce qui nous semble cohérent à l’aune de la casuistique.
Excursus: Autres cas de détention illicite en Suisse et difficultés pratiques
Le cas susmentionné n’est de loin pas l’unique épisode de détention illicite ayant eu cours en Suisse. A titre exemplatif, dans son ATF 140 I 246, le TF a statué sur l’inconventionnalité d’une détention, allant au-delà de la souffrance et de l’humiliation inhérentes à la privation de liberté[13]. In casu, le détenu incarcéré dans une prison vaudoise a été maintenu dans une cellule sans fenêtre, éclairée 24h/24, et ce durant une dizaine de jours. Il ne bénéficiait que d’une heure de promenade journalière. Ensuite, l’ATF 140 I 125 fait état d’un cas analogue se déroulant dans le canton de Genève. Le recourant, en détention provisoire, a été enfermé dans une cellule de 3,83m2 pendant 157 jours[14]. Bien que la surface à elle seule n’était pas suffisante pour constater la violation de l’art. 3 CEDH, cet élément combiné à d’autres facteurs aggravant les conditions de détention, tel qu’un confinement 23h/24, a permis au TF de constater la violation de la Convention. Finalement, certains litiges relatifs à des conditions de détention douteuses ont également été portées jusqu’à la CourEDH, telles que les affaires Bardali c. Suisse et Perrillat-Botonnet c. Suisse[15].
Ce type de contestation n’est pas de l’histoire ancienne, tel que nous le démontre l’actualité récente, laquelle ne cesse de mettre en avant des établissements pénitentiaires ne respectant pas le minima nécessaire pour assurer un traitement décent. La prison de Porrentruy, à titre exemplatif, a récemment été pointée du doigt par la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) en raison de conditions de détention jugées de « déplorables »[16]. Daniel Bolomey, membre de la Commission nationale de prévention de la torture, a notamment mis en exergue l’impossibilité d’avoir accès à une cour de promenade extérieure, l’absence de lumière naturelle, ainsi que la qualité de l’air des cellules en deçà des standards. Les prisons vaudoises ne sont guère épargnées non plus. Les critiques à leur égard se rapportent notamment à la surpopulation en détention avant jugement et à des carences quant à la prise en charge médicale de détenus[17].
La difficulté majeure à laquelle font face les établissements pénitentiaires pour se conformer aux standards est d’ordre budgétaire. En effet, de gros moyens financiers devraient être déployés, d’une part pour la rénovation des prisons existantes, et, d’autre part, pour la construction de nouveaux établissements afin de surmonter la population carcérale. A titre d’illustration, le projet de construction de la prison des Grands-Marais à Orbe s’élèverait à 411 millions de francs[18].
Toutefois, les considérations financières limitent la marge de manœuvre des établissements pour procéder à ces changements. En effet, le budget 2024 du canton de Vaud se situait à 11’627 milliards de francs, dont seuls 154 millions ont été alloués au service pénitentiaire[19]. Ainsi, le budget qui leur est dévolu ne représente que 1,32% des dépenses du canton et est insuffisant au regard de l’ampleur des transformations à effectuer.
Caroline Curty
Notes
[1] Schmid, 2024.
[2] Convention européenne des droits de l’homme (RS 0.101)
[3] Constitution fédérale (RS 101).
[4] Arrêt du Tribunal de district de Zurich Nr. CG22006 du 24 février 2022.
[5] Arrêt du TF 2C_900/2022 du 12 juillet 2024 consid. 7.
[6] Arrêt du TF 2C_900/2022 du 12 juillet 2024.
[7] Arrêt du Tribunal de district de Zurich Nr. LB220017-O/U du 24 février 2022.
[8]Haftungsgesetz (LS 170.1). L’art. 11 HG/ZH est une disposition de droit cantonal qui permet à toute personne ayant subi une atteinte illicite à sa personnalité d’obtenir des dommages-intérêts ou un tort moral pour autant la gravité de la lésion le justifie.
[9] Dubey, Droits fondamentaux – Volume II : Libertés, garanties de l’Etat de droit, droits sociaux et politique, p. 626 ss.
[10] Arrêt du TF 6B_1057/2015 du 25 mai 2015, consid. 5.3.3.
[11] ATF 140 I 246, consid 2.6.1.
[12] Arrêt du TF 6B_1057/2015 du 25 mai 2015, consid. 5.3.3 ; Jeanneret/Kuhn, Précis de procédure pénale, p. 161.
[13] ATF 140 I 246, consid. 2.4.2.
[14] ATF 140 I 125, consid. 3.
[15] Arrêt CourEDH 31623/17 du 20 avril 2017 Bardali c. Suisse ; Arrêt CourEDH 66773/13 du 20 novembre 2014 Perrillat-Botonnet c. Suisse.
[16] Caroni, p. 5 s.
[17] Botti, 2024.
[18] Lapierre, 2024.