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Une exposition qui en VAUD la peine – paroles croisées autour d’un projet de médiation culturelle

Une exposition qui en VAUD la peine – paroles croisées autour d’un projet de médiation culturelle

Du graffiti sur des capots de voiture récupérés en décharge, des photos prises en pleine nature, des audioguides nés de dialogues à cœur ouvert… Ce sont là les fragments d’un projet à la fois artistique, social et profondément humain. Porté par la Fondation Vaudoise de Probation, le projet « Je VAUD la peine » veut faire entendre, à travers une exposition itinérante, les voix de celles et ceux que l’on écoute rarement : les personnes judiciarisées. Les 25 et 26 septembre 2025, le Casino de Montbenon à Lausanne accueillera le tout premier vernissage de cette exposition. À l’origine du projet, trois personnes engagées : François Nicolin, Claudia Campistol et Aurélie Stoll, qui ont accepté de nous en dire davantage. Ensemble, il et elles incarnent trois piliers à partir desquels ce projet est construit : l’expérience vécue de la judiciarisation, l’expertise professionnelle du terrain et les résultats de recherches scientifiques en criminologie. « Je VAUD la peine » est un projet à double vocation : accompagner les personnes judiciarisées à travers des ateliers artistiques, et sensibiliser la société par le biais d’une exposition itinérante et d’un livret qui en garde la trace. Né dans le cadre du Concours Solidarité 2024 des Retraites Populaires[1], et inscrit dans la continuité du projet « Objectif désistance »[2], « Je VAUD la peine » est le fruit d’un travail de (co-)construction qui propose un nouveau regard sur la sortie de délinquance.

Trois points de rencontre centrés sur une approche participative

Le projet « Je VAUD la peine » repose sur trois niveaux de rencontre. Le premier est celui de la rencontre entre pairs, lors des ateliers artistiques. Ces ateliers se présentent comme des espaces d’échange entre des personnes ayant connu une expérience du système pénal – parfois l’incarcération – et souhaitant « retrouver une place dans la société qui soit valorisée et valorisante », explique Aurélie. Ces moments permettent de partager un vécu commun et de construire ensemble un nouveau récit, dans lequel chacun.e peut se raconter autrement. La création artistique devient alors un moyen de (re)penser son parcours et ses projets de vie, en s’appuyant sur ses forces, ses ressources et ce qui fait sens pour soi.

Le deuxième niveau de rencontre s’établit avec les étudiant.e.s du Master en criminologie de l’Université de Lausanne (UNIL), dans le cadre du cours « Laboratoire de prévention de la criminalité », dispensé par la Professeure Manon Jendly. Les étudiant.e.s ont co-réalisé pour chaque œuvre un audioguide et une notice biographique avec son auteur.trice. François salue la posture bienveillante des étudiant.e.s, qui « ont su créer un climat de confiance en laissant les artistes libres de dire ou de taire ce qu’ils voulaient ». Pour les étudiant.e.s, c’était aussi : « l’occasion d’avoir un premier contact avec des personnes judiciarisées, une manière de se situer par rapport au terrain » ajoute Claudia. Pour cette dernière, et Aurélie, toutes deux issues de ce master, cette collaboration a une portée particulière : « On aurait aimé vivre ce type d’atelier quand on était étudiante », confient-elles. Cette démarche originale répond aussi à un besoin exprimé dans le cursus : celui de confronter les savoirs théoriques à la réalité du terrain. Elles précisent : « Ce projet a été pensé avec eux, car ce sont les futurs professionnels du terrain. C’est une occasion pour les étudiants d’apprendre à se connaître et de rencontrer quelqu’un qui a vécu ce que l’on aborde en cours ». La rencontre s’inscrit également dans un dialogue plus large, entre les étudiant.e.s et différents professionnel.le.s de la probation. « Ce type de contact avec la pratique est une véritable opportunité », concluent-elles.

Enfin, le troisième niveau de rencontre de ce projet vise la société dans son ensemble. Le vernissage de l’exposition aura lieu les 25 et 26 septembre prochains au Casino de Montbenon à Lausanne. L’exposition se veut un espace de dialogue, propice aux échanges et aux questions parfois sensibles mais nécessaires que peuvent se poser les citoyen.ne.s sur la thématique du contact au système pénal, de l’institution carcérale et de la réinsertion sociale. Ce vernissage sera ainsi accompagné de tables rondes et de moments d’échange avec l’ensemble des personnes impliquées dans le projet. En effet, « soutenir les parcours de sortie de délinquance nécessite un engagement individuel, mais aussi collectif : celui des réseaux de relations, et d’une société suffisamment ouverte pour envisager que des personnes qui ont par le passé enfreint la loi retrouvent une place si satisfaisante que la commission d’infraction ne trouve plus de place », insiste Aurélie.

Porté par ces rencontres, le projet « Je VAUD la peine » s’inscrit dans une démarche participative. Aurélie partage : « C’est un travail que l’on construit ensemble, avec les artistes, les étudiants, et toutes les personnes qui souhaitent s’impliquer. Il y a mille et une façons de contribuer, avec des degrés d’engagement qui varient selon les envies et les possibilités de chacun et chacune. L’essentiel, pour nous, c’est d’impliquer le plus largement possible celles et ceux qui le souhaitent, à chaque étape ». Pour les trois originateur.trice.s du projet, c’est précisément là que réside sa force : « Ce n’est pas seulement le fait d’être ensemble qui compte, c’est le fait de travailler ensemble, de réfléchir ensemble, de projeter ensemble ».

Des œuvres fortes et libératrices

Pour réaliser les œuvres, l’équipe de « Je VAUD la peine » est accompagnée de deux artistes professionnels. Ruben Azevedo pour le graffiti et Reto Steffen pour la photo apportent leur soutien technique et pédagogique. Le reste ? Carte blanche. Durant les ateliers artistiques, chacun.e était libre de créer, à sa façon.

« Beaucoup doutaient d’eux-mêmes au début, ils ne se sentaient pas artistes », raconte François. « On s’est alors dit “On a tous été enfants, on a tous dessiné un jour. Et au fond, chaque dessin d’enfant est beau, non ? ”. On est tous artistes de naissance, mais on perd un peu cette étincelle en grandissant. En se prêtant au jeu, même les plus réticents ont souvent fini par se sentir artistes en achevant leur œuvre ». 

L’idée n’était pas de produire une œuvre artistique parfaite, mais de se libérer. « C’est en créant sans barrière qu’on parvient à mettre des mots sur certains maux », poursuit François. « Cela permet de délier les langues, d’entrer dans une intimité qu’on n’aurait pas atteinte autrement ». 

Pour Aurélie, ce travail artistique s’exprime à la fois individuellement et collectivement. « Sur le plan individuel, chaque artiste, chaque œuvre témoigne d’une force et d’une ressource personnelle. Et leur mise en commun révèle, quant à elle, une force partagée, une ressource collective ».

Ce processus créatif s’appuie aussi sur un soutien émotionnel continu. Celui d’une équipe et de l’ensemble de ses membres entre elles et eux. « Ce n’est pas une thérapie, mais c’est un soutien émotionnel et social », poursuit Aurélie. « Ce qui parle à tout le monde, c’est l’idée qu’on avance et qu’on se reconstruit mieux lorsqu’on est soutenu et écouté ».

Même le choix des matériaux, qui servent de supports aux œuvres, n’est pas laissé au hasard, outre les contraintes budgétaires et les volontés écologiques du projet. Des objets recyclés, comme des capots de voiture ou des panneaux de bois, sont devenus toile de fond des créations. Un écho à des parcours de vie souvent cabossés, stigmatisés, peu considérés et une manière de valoriser ce que la société rejette – objets comme individus.

Un projet du cœur 

Ce qui a marqué François, c’est la force émotionnelle des ateliers. Il raconte : « Ce qui m’a le plus touché, c’est le soutien entre les personnes, la coopération, la bienveillance. J’ai vu mes collègues pleurer, les artistes pleurer. Il y avait une atmosphère très spéciale. C’était comme une soirée autour d’un feu entre amis. On s’est confiés, on s’est rapprochés. On est devenus une famille. Et c’était assez bouleversant, parce qu’on voyait vraiment l’aboutissement et la fonction première de ce genre d’atelier, qui est de donner la parole à des personnes trop souvent maintenues dans le silence. Créer une œuvre, entouré de personnes ayant vécu des expériences similaires, fait remonter des émotions — que tu peux ensuite partager autour de toi ».

« Les ateliers artistiques ont été faits dans des refuges en pleine nature, ce qui a également facilité cette émergence d’émotions exprimées à travers de l’art et des moments de partage et de convivialité » ajoute Claudia. Pour elle, c’est l’évolution de certain.e.s participant.e.s qui l’a le plus marquée : « Des personnes qui, au départ, n’osaient pas se lancer et se disaient “je ne m’y connais pas au graffiti”, ont finalement créé plusieurs œuvres. D’autres, qui préféraient garder l’anonymat et ne pas s’exposer publiquement, ont tout de même souhaité être présentes lors de l’exposition mais en trouvant le rôle qui leur convient— par exemple, en assurant prochainement le montage ou l’accueil lors de l’exposition, sans dire qui elles sont ».

Pour Aurélie, c’est la combinaison de soutiens qui l’a le plus touchée : le soutien entre les membres de l’équipe, mais aussi le soutien institutionnel. « Ce projet a été rendu possible grâce à l’appui de la Fondation Vaudoise de Probation, de Retraites Populaires, de l’UNIL, du Fonds National Suisse pour la recherche, et d’un réseau plus large encore — celui de la société civile. Ensemble, on forme un réseau important, qui visibilise le projet, lui donne du sens et montre en quoi il peut bénéficier à toutes et tous. Et, petit à petit, on arrive à convaincre. Je pense que c’est comme ça qu’on arrive à grandir, à façonner des parcours de vie, des parcours estudiantins, professionnels ou citoyens, qui sont porteurs de promesses — pour les personnes judiciarisées et pour la société dans son ensemble ».

En somme, le projet « Je VAUD la peine » est avant tout une aventure profondément humaine, portée par le cœur. Ce qui le rend possible, ce sont les liens forts tissés entre les personnes, la confiance, la bienveillance, et la qualité de l’accompagnement entre les membres de l’équipe. Les relations y occupent une place centrale : elles sont le socle sur lequel tout se (re)construit. Les ateliers, par exemple, sont un espace de création artistique, mais aussi un lieu où les émotions ont leur place, où l’on prend soin de ce qui se vit, de ce qui se dit — et parfois de ce qui ne se dit pas. Finalement, c’est dans cette attention à l’autre que le projet puise sa force.

Vers un changement de regard sociétal ?

« L’idée de ce projet, c’était de redonner confiance aux gens, d’ouvrir un dialogue qui a souvent été perdu, et de créer une atmosphère de confiance pour aller de l’avant – trouver des solutions pour l’avenir, qu’il soit professionnel, social ou personnel », résume François.

« Je VAUD la peine » veut être plus qu’un projet : c’est un appel à la société à porter un autre regard sur les personnes judiciarisées. À se distancer des étiquettes et comprendre qu’un contact avec le système pénal – et surtout avec la prison – rend le retour à une « vie normale » loin d’être évident. C’est un processus de reconstruction qui passe par le lien, la confiance et la reconnaissance.

Claudia insiste sur cette nécessité de travailler sur les perceptions : « Il s’agit d’humaniser les personnes en contact avec le système pénal, d’agir contre les représentations négatives, en favorisant une rencontre directe, de personne à personne ». Aurélie ajoute : « Pour les personnes qui ont connu un contact au système pénal, sortir de la délinquance c’est envisager un avenir différent. Pour la société, encourager les sorties de délinquance, c’est participer à rendre ce changement possible. Et cela nécessite la mobilisation des forces et des ressources, tant des personnes que de la société — et non de leurs faiblesses ».

Autrement dit, il s’agit de changer non uniquement les perceptions mais aussi les récits, des personnes judiciarisées et de la société. « Mettre en valeur les personnes judiciarisées, c’est les aider à se raconter autrement, mais aussi permettre à la société de les percevoir autrement : non plus uniquement à travers leurs fautes passées, mais à travers ce qu’elles peuvent apporter positivement aujourd’hui », poursuit-elle. François complète : « Plus on occupe les personnes de manière positive et constructive, plus elles s’éloignent elles-mêmes du “mauvais chemin”. Plus on sort des schémas habituels, plus on engage avec des activités valorisantes, avec de bons conseils et du soutien, plus on aide à avancer ensemble autrement ».

En misant sur l’expression artistique, la rencontre et la valorisation, « Je VAUD la peine » propose un changement de perspective et a pour ambition d’engager la société en ce sens. Toutefois, les originateur.trice.s du projet se disent lucides : le dialogue avec la société autant qu’il est nécessaire et porteur d’espoir est aussi délicat. D’où la volonté de créer et soigner ces moments de rencontre et de dialogue pour que chacun.e se sente libre de parler… ou non. « Tour à tour, ce dialogue est rendu possible parce qu’il est porté par un ensemble de personnes dont les parcours et les expériences de vie et professionnelles sont diverses, mais qui toutes sont concernées par ce sujet. Certaines personnes connaissent le sujet parce qu’elles ont vécu un contact au système pénal ou à la prison, d’autres ont travaillé dans le domaine pénal et pénitentiaire, d’autres encore ont étudié ces questions du point de vue de la recherche. Ce dialogue, nous le portons ensemble, et c’est ce qui garantit la richesse et la justesse de ce que nous avançons ».

Et après ?

Pour le projet « Je VAUD la peine », l’exposition des 25 et 26 septembre au Casino de Montbenon n’est pas une finalité, mais un point d’étape. « C’est notre carte de visite, le moyen pour nous de délivrer un message », explique François. « L’idée, c’est que cela devienne une exposition itinérante », précise Claudia. « Il s’agit de pouvoir capitaliser plus durablement sur les ressources déjà investies, pour que cela ne reste pas un projet one-shot et qu’on puisse multiplier les espaces de rencontres et de dialogues dans des lieux multiples et variés ». En effet, l’équipe espère désormais engager la discussion avec différents publics et ouvrir de nouveaux espaces de dialogue : maisons de quartier, clubs de sport, petites et moyennes entreprises… Il manque encore des moyens, mais l’enthousiasme est là d’autant que la convergence rare de savoirs issus de l’expérience vécue, de la pratique professionnelle et de la recherche scientifique démontre que, comme le résume François, ce type d’initiative, « bien ficelée, peut faire du bien à tout le monde ».

Constance Scherrer

Notes

[1] Le Prix Retraites Populaires Solidarité récompense des initiatives visant à renforcer la visibilité des populations marginalisées et à favoriser leur inclusion au sein de la société. Lors de la cérémonie du 29 août 2024, cinq projets ont été primés par la commission de sélection dont « Je VAUD la peine ». Plus d’informations surhttps://www.retraitespopulaires.ch/a-propos/actualites/prix-retraites-populaires-solidarite-2024-quatre-laureats-et-un-coup-de-coeur 

[2] « Objectif Désistance » est un projet porté par la Commission latine de probation (CLP), organe du Concordat latin sur la détention pénale des adultes. Il consiste en un dispositif d’accompagnement pour soutenir les personnes dans leur processus de désistance, c’est-à-dire leur sortie de délinquance. Sept entités de probation cantonales y participent : Fribourg, Vaud, Valais, Neuchâtel, Jura, Genève et le Tessin. « Objectif Désistance » a donné lieu à la création du poste de CoAn (coordinateur.trice-animateur.trice), fonction que revêt Claudia Campistol. Ce rôle consiste à organiser des activités, événements et projets pour tisser des liens et rapprocher les personnes judiciarisées de la société civile. Plus d’informations sur : https://desistance.ch/