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Surpopulation carcérale en Suisse romande : le rôle des pratiques sévères des juges et du Ministère public

Surpopulation carcérale en Suisse romande : le rôle des pratiques sévères des juges et du Ministère public

Depuis maintenant une décennie, le Canton de Vaud est pointé du doigt pour sa surpopulation carcérale et sa violation systématique des droits humains, notamment par l’accumulation de personnes dans des établissements pénitentiaires manquant de place, ou par l’emprisonnement prolongé dans les zones carcérales de la police — parfois jusqu’à 49 jours, alors que la limite légale est de 48 heures — sans accès à la lumière du jour ni à la possibilité d’écrire. Le 10 février dernier a marqué une étape importante d’une procédure juridique et politique visant à obtenir un rapport sur la sur-incarcération dans le Canton de Vaud. Ce rapport, commandé en 2023 par le Conseiller d’État Vassilis Venizelos à l’expert pénaliste Benjamin Brägger, avait déjà été remis en février 2024. Le Conseil d’État, probablement peu satisfait du rapport critique à l’encontre de la politique pénale vaudoise, a retenu ce document plusieurs mois. Des député·e·s de divers partis sont intervenus au Grand Conseil pour en obtenir la publication. Les Juristes progressistes Vaud se sont joints à cette démarche en s’appuyant sur la Loi cantonale sur l’information pour réclamer l’accès au rapport — une demande refusée par le Conseil d’État. Le Conseil d’État a maintenu, lors de la séance Grand conseil vaudois du 23 avril 2024, que le rapport n’était pas terminé, qu’il ne s’agissait que de prémices de résultats ; en juin 2024, le journal 24heures, sur la base d’une source tierce, a obtenu du Département de la jeunesse, de l’environnement et de la sécurité (DJES) l’aveu que le rapport avait bien été transmis en février 2024. Dans le rapport Brägger, finalement rendu public le 10 février 2025, nous avons pu confirmer — dans la section méthodologie — que les résultats de l’expert avaient bien été remis en février 2024 (p. 10). Une version antérieure avait par ailleurs déjà circulé avant ce délai, conduisant le ministre à la transmettre à des acteurs de la chaîne pénale et à organiser une rencontre entre ces derniers (procureurs, tribunal cantonal, police cantonale) et l’expert. Le Conseil d’État a alors été prié de de revenir avec un rapport « comparatif ». Le Conseil d’Etat a commandé, à l’été 2024, une étude « complémentaire » à l’École des sciences criminelles (ESC) de l’Université de Lausanne. Cette nouvelle étude portant cette fois-ci sur la «criminalité vaudoise». 

Une culture romande plus punitive 

Le rapport Brägger met en lumière une culture plus punitive dans les cantons latins, ce qui expliquerait des durées de détention et des taux d’incarcération plus élevés dans le canton de Vaud que dans le reste de la Suisse. Le canton de Vaud affiche un taux de détention de 110 pour 100 000 habitant·es, alors que la moyenne suisse est autour de 80 pour 100 000 (page 16). Selon le rapport (page 36), Vaud est le canton qui prononce le plus de peines privatives de liberté sans sursis ou avec sursis partiel. Un quart des peines de prison sans sursis liées aux stupéfiants y sont prononcées. Vaud place plus fréquemment les prévenu·es en détention avant jugement, et pour des durées deux fois et demies plus longues que la moyenne nationale (page 36). En ce qui concerne les mesures pénales (internement, traitement institutionnel), les juges vaudois·es prononcent 15 % des internements du pays. Selon l’expert, « des peines privatives de liberté de longue durée et des mesures pénales de durée indéterminée ainsi que des longues détentions provisoires et pour des motifs de sûretés sont – selon les recherches criminologiques – des facteurs importants qui contribuent à la surpopulation carcérale. » (page 44). Il semblerait que pointer la responsabilité des pratiques plus sévères des procureurs et des juges soit un tabou dans le canton, le Conseil d’État ayant ignoré dans ses mesures la première recommandation du rapport Brägger (page 50): développer une stratégie cantonale commune entre les acteurs de la chaîne pénale (police, ministère public, tribunal des mesures de contrainte, service pénitentiaire, juges d’application des peines, fondation de la probation) de politique criminelle, à l’image de ce qui se fait dans d’autres cantons.

Le second rapport, celui demandé à l’École des sciences criminelles (ESC), atteste qu’il n’existe aucune spécificité vaudoise en matière de criminalité. Les tendances y suivent celles de la moyenne suisse : la criminalité pénale a drastiquement diminué depuis les années 2010, à Vaud comme ailleurs en Suisse, alors même que les taux de détention vaudois explosent sur la même période. Le ministre en charge de la Sécurité affirmera pour sa part, le 10 février 2025, que le domaine de la criminalité relève sur certains plans, d’un « désert statistique ». 

Le rapport Champod contredit le discours des autorités judiciaires, qui attribuent la surpopulation carcérale à la criminalité de passage de supposés « gangs lyonnais ». Il n’y a donc pas de spécificité criminelle dans le Canton de Vaud : les taux de détention plus élevés du Canton ne sont pas corrélés avec la criminalité, qui est la même qu’ailleurs en Suisse. Vassilis Venizelos avait par ailleurs également transmis des informations erronées le 4 février 2025 au Grand conseil, en affirmant que « la criminalité est en augmentation sur le territoire vaudois », après qu’une démonstration basée sur les chiffres de l’OFS avait été transmise par deux député·e·s dont moi-même et le député Corboz concernant la baisse drastique de la criminalité enregistrée dans le Canton de Vaud depuis 2010. Ce débat a été suivi par une interpellation du député Zwahlen, qui révélait le même constat : les infractions pénales ont diminué de près de moitié entre 2013 et 2021.  

Selon les propos de Benjamin Brägger tenus lors de la conférence de presse du 10 février 2025 au Château Saint-Maire, la spécificité vaudoise en matière d’incarcération s’expliquerait donc par la culture plus punitive des procureurs et des juges latins. La politique de répression du deal de rue (STRADA) contribue à cette singularité sur Vaud, malgré la baisse des infractions à la Loi sur les Stupéfiants (LStup) dans le canton et en Suisse. Interrogé par une journaliste lors de la conférence de presse du 10 février 2025 sur la remise en question de ses pratiques amplifiées d’arrestation du deal de rue – qui ne résolvent pas le problème en profondeur, comme l’explique depuis 2011 Ruth Dreyfuss et la Commission globale de politique en matière de droguesle Ministre Venizelos a répondu qu’il n’en était pas question. En cédant ainsi aux peurs – compréhensibles mais non scientifiques – de la population, le Ministre fait le choix d’une approche pénale populiste, en-cela dictée par les pressions électorales, plutôt que guidée par des éléments scientifiques et empiriques et/ou par le respect des droits humains. Les mesures qu’a proposées le Conseil d’État appartiennent à un arsenal bien connu et superficiel : création de nouvelles places de détention, renforcement du travail d’intérêt général, semi-détention, bracelet électronique, et création d’un Observatoire de la criminalité. Comme le résumait Fati Mansour dans Le Temps : « Autant dire que la détente carcérale n’est pas pour demain. » Il s’agirait en effet, pour une efficacité au long cours,de travailler sur les pratiques pénales.

Contre le populisme pénal, des politiques basées sur la science et les droits humains

Il devient urgent de coordonner les efforts des acteur·ices académiques et de la société civile engagée sur les questions pénales (Parlons prisons, Infoprisons, Juristes progressistes, le Groupement d’Accueil et d’Action Psychiatrique (GRAAP), la commission des droits de l’homme de l’Ordre des Avocats Vaudois, Relais Enfants Parents Romand (REPR)), afin de plaider pour l’élaboration de politiques fondées sur la rationalité scientifique et les droits humains, plutôt que sur le populisme pénal. Ces politiques devraient en outre s’attaquer à la situation des personnes qui, ne possédant pas la bonne nationalité, sont enfermées pour des délits qui ne sont pas sanctionnés de la sorte lorsqu’ils sont commis par des nationaux. Cette discrimination pénale fondée sur la nationalité est analysée par le chercheur Luca Gnaedinger, qui étudie la surreprésentation actuelle des personnes étrangères dans les prisons suisses (environ 70 %). Dans les années 1980, les personnes suisses représentaient encore la majorité des détenu·es. En quarante ans, ce rapport s’est inversé. Une des causes majeures, selon Gnaedinger, est la criminalisation croissante de l’immigration dite « non qualifiée », en particulier en provenance de pays hors espace Schengen. Depuis les années 1980, le nombre de condamnations pour infractions à la Loi sur les étrangers a plus que triplé. À cela s’ajoutent des politiques répressives ciblant les populations précarisées (comme les petits dealers de rue), alors que d’autres échappent largement à la répression — pensons aux « barrons de la drogue » en col blanc, invisibles dans le marché de rue. 

La décroissance carcérale comme horizon politique

Un modèle pour lutter contre la sur-incarcération est celui du réductionnisme carcéral, introduit par la Finlande dès les années 1960. Ce modèle privilégie l’enfermement en dernier recours, dans les cas les plus graves, conscient des effets principalement délétères de l’enfermement. Résultat : le pays a divisé par trois son taux d’incarcération, aujourd’hui autour de 50 détenu·es pour 100 000 habitant·es. Le pays affiche les taux de récidive les plus bas au monde. La Finlande a aussi décriminalisé de nombreuses infractions mineures et opté pour des réponses sociétales plutôt que carcérales. Le projet « Décroissance carcérale », coordonné par la Prof. Julie de Dardel (Université de Genève), s’intéresse à ce modèle et aux adaptations possibles en Suisse. Il s’agirait par exemple de réserver la détention préventive aux délits graves, sans discrimination selon le statut migratoire ; d’abolir les conversions d’amendes en peines de prison, tout en renforçant les politiques publiques ; de réguler le marché des drogues plutôt que de s’entêter dans la répression. À ce propos, comme l’a exprimé l’ancienne conseillère fédérale Ruth Dreifuss, la guerre répressive contre la drogue est non seulement inefficace, mais contre-productive et génératrice de désinsertion. Réorienter les milliards que coûte la répression et la prison pour ce genre de délits vers des structures de prise en charge médicales et psychologiques, de soin et de soutien à l’intégration sociale, serait plus efficace à long terme, et permettrait ainsi d’isoler les auteurs de crimes graves – qui représentent une très faible partie de la population carcérale – dans des conditions acceptables, avec un traitement et des soins en vue de leur réinsertion, dans une perspective de sécurité. Enfin, une révision de l’usage des ordonnances pénales s’impose : en Suisse, le Code de Procédure pénale (CPP) introduit en 2011 a eu pour conséquence que 90% des procédures pénales n’aboutissent pas devant le tribunal, mais sont réglées par des ordonnances pénales. Comme le résume ainsi Le Courrier, les procureurs peuvent punir les accusé·es sans procès devant un tribunal jusqu’à six mois d’emprisonnement. Si l’ordonnance pénale n’est sensée être qu’une proposition de jugement d’après la loi, et ainsi permettre des oppositions, « la plupart des personnes concernées n’ont cependant pas l’argent ni les connaissances nécessaires pour s’opposer à une ordonnance pénale ». Les ordonnances pénales remplissent donc aujourd’hui les prisons. Ce sont elles — surtout à Genève et Vaud — qui contribuent à la sévérité carcérale de la répression des petits délits. Avec ces études scientifiques à l’appui, il est donc temps d’adresser le fond du problème carcéral plutôt que de tenter vainement de le résoudre par des mesures de surface.

Mathilde Marendaz

Députée au GCVD

Doctorante-chercheuse pour le projet UNIGE sur la Décroissance carcérale