Infoprisons

Abolitionnisme pénal et féminisme

Infoprisons se réjouit de pouvoir compter sur la présence de Madame Gwenola Ricordeau, féministe et militante en faveur de l’abolition du système pénal pour animer cette troisième partie de la manifestation. Nul doute que ses prises de position tranchées et son fort engagement personnel en faveur des causes qu’elle défend ne laisseront personne indifférent. Alors que les luttes féministes contre les violences faites aux femmes prennent une ampleur croissante dans le monde, la question de la prévention et de la répression contre « la culture du viol » est particulièrement d’actualité. Tandis que certains courants du féminisme  réclament des sanctions plus sévères, Gwenola Ricordeau, elle, plaide pour une autre approche que celle du système pénal.  La table ronde qui suivra son exposé permettra de débattre de ces questions, mais également de la situation des femmes détenues et de celle des proches de personnes emprisonnées.

Les intervenants

Pour elles toutes

Gwenola Ricordeau est Française, installée aux Etats-Unis depuis quelques années. Elle est professeure assistante en justice criminelle à la California State University, Chico. Ses travaux portent sur les proches des personnes incarcérées, la sexualité et le genre en prison, ainsi que sur  les approches critiques du système pénal. Féministe et militante pour l’abolition du système pénal, elle écrit régulièrement sur les mouvements sociaux et les questions liées à la justice aux Etats Unis et en France. Gwenola Ricordeau est l’autrice de plusieurs livres : « Solidarités et sentiments à l’ombre des murs » (Autrement, 2008); « Pour elles toutes; Femmes contre la prison » (Ed. Lux, 2019); « Crimes et peines, Penser l’abolitionnisme pénal »  (Ed. Grevis, 2021).

Le jour où la prison a cessé d’être une abstraction pour moi, j’ai été convaincue qu’il fallait l’abolir. Ce n’est donc pas un cheminement théorique, mais par les tripes, que s’est imposée à moi l’idée de l’abolition de la prison: je ne savais pas bien comment on pouvait s’y prendre – ni même si d’autres y avaient pensé avant moi. J’avais une vingtaine d’années et je savais que j’allais y consacrer une partie de ma vie.

Mon abolitionnisme n’a pas été totalement étranger  à mon parcours féministe, dont la construction doit beaucoup à mon expérience d’avoir eu des proches en prison. J’ai pris conscience très tôt de vivre là une expérience de femme. Car si les prisons sont surtout remplies d’hommes, il y a, devant leur porte, presque seulement des femmes. 

Parce qu’il a été façonné par mon abolitionnisme et par mes expériences du système judiciaire, mon féminisme est allergique à ce que l’on associe généralement au « féminisme », c’est-à-dire des appels, au nom des femmes, à la criminalisation de plus de types d’actes et au prononcé de peines plus sévères.

L’abolitionnisme pénal se trouve, avec certains courants du féminisme (comme certaines luttes antiracistes ou LGBTQ) devant une vraie contradiction: les politiques de la reconnaissance menées sur le terrain du droit et des droits s’accompagnent assez naturellement d’appels à la création de nouvelles infractions (par exemple liées aux discriminations). Or la criminalisation de certains actes et donc de certaines personnes va à l’encontre du projet abolitionniste. Voilà posé le nœud de la discussion entre l’abolitionnisme pénal et le féminisme.

Pour elles toutes, introduction (extraits)

Féminisme et abolitionnisme pénal

Les femmes face à la prison

Table ronde

Après l’exposé de Gwenola Ricordeau, quatre femmes échangeront avec elle non seulement pour tenter de résoudre la contradiction entre féminisme et abolitionnisme pénal, mais aussi pour explorer les pratiques alternatives hors du système judiciaire, telles que la justice transformatrice ou la médiation communautaire. On abordera également la situation des familles et des proches de détenus, ainsi que celle des femmes incarcérées. C’est Dominique Hartmann, journaliste au quotidien Le Courrier, partenaire de la manifestation, qui animera cette discussion.

Manon Jendly est Professeure à la Faculté de droit, Ecole des sciences criminelles, de l’Université de Lausanne. Après avoir obtenu son doctorat en droit à l’Université de Neuchâtel, elle poursuit sa formation en criminologie à l’Université de Montréal puis à la Law School de l’Université de Californie.

Justice Restaurative

On demande aux détenus de participer activement à l’exécution de leur peine, c’est-à-dire en d’autres termes de participer activement à l’exécution de leur propre souffrance. (…) La justice restaurative est récupérée par le système pénal et c’est là un des grands dangers: sous couvert de faire quelque chose qui restaure le lien, finalement on récupère et renforce les logiques de l’affliction de la peine. C’est souvent ce qui est reproché à la justice restaurative, mais lorsqu’elle est fortement émancipée de ce système pénal-là, elle peut donner des résultats extraordinaires qui ont déjà été prouvés empiriquement.

Propos de Manon Jendly enregistrés dans le cadre du film Je ne te voyais pas, de F. Kohler

Droits humains en péril

La multiplication des manifestations décriant le racisme et les violences policières aux Etats-Unis nous incite à réfléchir aux traitements différentiels de personnes perçues comme posant problème: ici au motif de la couleur de leur peau, ailleurs en raison de leur milieu socio-économique, de leur habitat ou encore de leur origine. (…) Se pourrait-il que nos réflexes sécuritaires en Suisse ne soient pas si éloignés, au point de remettre en cause les fondements mêmes de notre Etat de droit? [La loi sur les mesures policières contre le terrorisme] constitue un exemple flagrant de l’Etat préventif qui s’appuie sur une rhétorique guerrière et une sémantique de la peur.

 La lutte contre le terrorisme défie notre propre humanité Manon Jendly et Ahmed Agil, Le Temps, 16.06.20

Lisa Mazzone poursuit sa carrrière de parlementaire fédérale au Conseil des Etats. Agée aujourd’hui de 33 ans, elle a commencé très vite à s’intéresser à la politique, en s’engageant activement dans la fondation du Parlement des Jeunes. Après ses études de lettres à l’Université de Genève, complétées par un module en littérature comparée et un autre en études genre, elle devient coordinatrice de l’association PRO VELO Genève en 2010. Elle est élue en 2015 au Conseil national, puis en 2019 au Conseil des Etats. Lisa Mazzone est membres de la Commission des affaires juridiques, celle qui examine actuellement la révision du code pénal en ce qui concerne les atteintes sexuelles et le viol. Au Conseil national, elle est intervenue pour faire reconnaître la justice restaurative, une proposition aujourd’hui examinée dans le cadre de la révision du code de procédure pénale fédéral.

Le Conseil fédéral est chargé d’évaluer comment intégrer des outils de justice restaurative dans le corpus législatif.

La justice restaurative constitue un complément très intéressant à la justice pénale ordinaire: elle assure l’écoute des victimes dans l’expression de leurs besoins, la participation, l’autonomisation et la responsabilisation des personnes concernées par le délit, la recherche de résultats consensuels et le rétablissement de liens communautaires endommagés. Le processus est volontaire, confidentiel et soumis à des règles strictes.

Les avantages de la justice restaurative sont multiples: un sentiment plus prononcé de justice rendue et une augmentation du sentiment de sécurité du côté des victimes, une meilleure réalisation des mesures de réparation, un taux de récidive inférieur du côté des infracteurs et donc une diminution des coûts pour la collectivité. (…) En Suisse, notre système judiciaire n’applique que de manière très restreinte ces principes. Or l’expérience acquise dans de nombreux pays montre l’efficacité de cette approche et donc la pertinence de sa mise en œuvre.

Intégration de la justice restaurative dans notre législation Lisa Mazzone, Postulat, 28.09.2018

Les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans*, intersexes et queer (LGBTIQ*) représentent un groupe en situation de vulnérabilité en détention. Les risques se déploient sur un continuum allant de l’invisibilité à la stigmatisation, ayant pour conséquence, d’une part, la non-prise en compte des besoins spécifiques, la négligence ou l’incapacité à offrir des mesures de protection appropriées. D’autre part, ces personnes sont confrontées à des violences et des discriminations. La population trans* est particulièrement exposée, en raison notamment de placements inadéquats et du refus d’initier ou de poursuivre les traitements hormonaux ou chirurgicaux à des fins de réassignation sexuelle. Ces actes enfreignent le droit au respect de la dignité et le devoir de prise en considération des préoccupations et besoins spécifiques des personnes LGBT.

Personnes LGBTIQ en détention. Connaître la situation en vue de l’améliorer Mazzone Lisa, Postulat, 15.03.2018

Sophie de Saussure est professeurs assistante en droit pénal à l’Université de Genève et doctorante à l’Université d’Ottawa. Elle a publié un livre en 2020: Condamner une personne, punir ses proches?,  qui met en lumière les souffrances et les maux de l’entourage des personnes privées de liberté.

J’étais bénévole en prison au Québec, où j’ai eu l’occasion de rencontrer des visiteurs et des proches de personnes détenues. La façon dont ils étaient traités ainsi que le côté brutal de ce que représente une visite en prison pour ces personnes m’a beaucoup interpellée. 

Je peux rendre visibles les problèmes qu’ils  [les proches] rencontrent, certaines répercussions de l’intervention pénale à l’égard desquelles le droit pénal se montre indifférent Le système pénal impose aux proches un rôle de garant vis-à-vis de la réinsertion des détenus. C’est quelque chose de très lourd à porter pour ces proches, qui ont déjà beaucoup de choses à concilier. Ils sont traités par les politiques carcérales comme des instruments du système et cela a quelque chose de déshumanisant. Avoir chez soi une personne qui a un couvre-feu, qui doit respecter certaines conditions (…) place les proches dans une position de garant face au respect de ces conditions-là. Qu’est-ce qu’on fait en tant que proche si notre conjoint.e rentre au domicile alcoolisé alors qu’il n’a pas le droit de boire? Est-ce qu’on le couvre parce qu’on ne veut pas qu’il retourne en prison? Ou est-ce qu’on avise le service de probation parce qu’on ne veut pas risquer soi-même d’être «complice».

– Sophie de Saussure

Les proches, ces oubliés du système pénal Lauriane Constanty et Clelia Lauquin, Bulletin 30, Novembre, 2020

Nathalie Henchoz-Tièche est aumônière de prison de l’Eglise évangélique réformée vaudoise (EERV). Elle exerce son ministère en particulier à la prison pour femmes de la Tuilière à Lonay.

Une seconde chance

Au cœur du message biblique, se trouve la notion de seconde chance. Les personnes incarcérées y seraient-elles d’autant plus sensibles? « C’est un réel sujet de réflexion pour beaucoup de ceux qui passent par l’aumônerie: Dieu me pardonnera-t-il? Est-ce que j’ai droit à un avenir? » formule Nathalie Henchoz.  Et de pointer: « La prison n’offre pas tellement de deuxième chance: en sortant, ils ont tous des difficultés à trouver un travail et un logement. Beaucoup sont aussi refoulés, et cela peut être dramatique pour eux. Alors comment croire que Dieu offre réellement une deuxième chance quand la société ne vous l’offre pas? ».

Autre difficulté selon l’aumônière: « la plupart des détenues souffrent d’une estime d’elles-mêmes quasi-inexistante, et ce souvent avant même le délit. Pas facile dès lors de les convaincre qu’elles sont enfants de Dieu et, à ce titre, dignes d’être aimées et de vivre ».

Nathalie Henchoz admet également être «consciente que même si l’intention est parfaitement sincère, beaucoup oublient Dieu dès qu’ils sont libérés. Il y a tellement de pressions au moment de la sortie… Pour autant, tient-elle à ajouter, « cela n’empêche pas que certains puiseront une réelle force dans leur foi nouvelle pour changer radicalement de comportement. De vraies belles conversions, tout en douceur et en discrétion le plus souvent ».

La réinsertion, avec l’aide de Dieu ? Anne-Catherine Menétrey-Savary, Bulletin 26, Août, 2019

Que conclure de tout cela?

Le regard critique d’un avocat

Ce serait prétentieux de vouloir,  en quelques minutes,  tirer un bilan et faire une synthèse, de ces deux journées de réflexion et de débat. Pourtant nous avons confié à un homme de loi, l’avocat Raphaël Mahaim, la redoutable tâche d’apporter quelques mots de conclusion. Moins pour délivrer un message que pour partager, au terme de la manifestation, le ressenti d’un homme concerné par cette problématique autant sur le plan juridique que politique.

Raphaël Mahaim est Docteur en droit de l’Université de Fribourg depuis 2014. Il est avocat, associé de l’étude r&associés à Lausanne depuis 2015. Ses domaines de compétences, en plus du champ pénal, sont le droit de l’environnement, celui de l’aménagement du territoire et le droit de la construction.

Raphaël Mahaim est également député au Grand Conseil vaudois depuis 2007. A ce titre, il a fait adopter une motion en faveur de la création d’un Conseil de la Magistrature chargé de la haute surveillance des tribunaux.

Le droit n’est pas une science exacte. Toute décision de justice (ou  presque) est micropolitique en ce sens qu’elle découle d’une pesée d’intérêts résultant de l’opposition entre valeurs sociétales et personnelles contradictoires. Ceux qui se plaignent du système ont généralement le sentiment d’être victimes d’une injustice. Pourtant, l’Etat de droit fonctionne sur un certain nombre de règles qui font l’objet d’un consensus. Il ne faut pas confondre droit et justice: le droit n’est pas la justice. Parce que ce n’est pas une science exacte, parce qu’il y a des conflits de valeurs et parce qu’il n’y a pas de vérité.

Raphaël Mahaim Haute surveillance parlementaire sur la justice : le système vaudois à l’épreuve Schwerpunkt