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La Justice Transformative : transformer les conditions mêmes qui permettent l’émergence d’une situation problématique

La Justice Transformative : transformer les conditions mêmes qui permettent l’émergence d’une situation problématique

Entretien avec Justine Chatellard

Doctorante FNS à l’Ecole des Sciences Criminelles, Université de Lausanne

Quel est le cheminement qui vous a amené à la justice transformative ?

Pendant mes études de criminologie, nous n’avons pas du tout parlé de justice transformative. J’ai fait la connaissance de la justice transformative à travers le livre de Gwenola Ricordeau « Pour Elles Toutes » qui essaie de faire le lien entre le féminisme d’une part et l’abolitionnisme d’autre part, en proposant à la fin de son texte des façons de faire justice autrement que par le pénal. C’est par ce biais que je suis tombée sur cette notion qui m’a beaucoup intriguée parce que je n’en avais jamais entendu parler avant alors que cela existe depuis 20 ans. J’ai eu envie de creuser ce sujet-là et donc j’ai décidé d’en faire mon sujet de thèse.

Mais vous aviez entendu parler de justice restaurative ?

Oui assez brièvement dans le cadre de mon Master dans un cours de victimologie qui était à choix où on nous a fait savoir qu’il existait des façons de penser la justice un peu autrement, par la restauration du lien qui a été brisé par le préjudice.

Qu’est-ce qui distingue fondamentalement justice restaurative et la justice transformative ?

La justice restaurative a émergé plus tôt que la justice transformative, dans les années 70, en Amérique du Nord et en Océanie pour répondre à des questions de délinquance juvénile de jeunes issus de populations autochtones. Il y a eu justement cette idée de restaurer un lien qui a été brisé auparavant. Les pratiques de la justice restaurative consistent principalement en des médiations ou des cercles de parole, des rencontres organisées entre les personnes victimes d’une infraction et les personnes autrices d’une infraction, parfois directes et parfois indirectes qui peuvent impliquer la communauté. On recourt aussi régulièrement à des professionnels, des personnes qui ont un minimum de formation dans la médiation pénale, qui sont en tout cas issus d’un milieu extérieur avec toute la neutralité qu’on leur prête. Puis plus tard, également en Amérique du Nord, a émergé la notion de justice transformative au début des années 2000. La justice transformative est issue de l’abolitionnisme pénal, elle se veut plus radicale au niveau politique que la justice restaurative. La justice transformative n’a pas l’idée de venir compléter la justice pénale, elle n’est pas là pour se produire dans les institutions du champ pénal. Actuellement, on trouve de la justice restaurative dans les prisons par exemple, ce qui serait impensable pour la justice transformative, qui préconise une appropriation des conflits par les communautés. Les préconisateurs et préconisatrices estiment par ailleurs que les institutions pénales sont beaucoup trop violentes pour collaborer avec elles, donc il faut rester complètement en dehors. Il y a donc cette posture plus radicale. Il y a aussi l’idée d’appréhender les phénomènes sociaux à travers des lunettes plus systémiques, c’est-à-dire qu’on va réfléchir, lorsqu’une situation violente se produit, aux rapports de domination, d’oppression, de structure sociale qui ont participé à l’émergence de cette situations-là. C’est-à-dire qu’on n’est plus uniquement centré sur la responsabilité des individus qui auraient pu avoir la possibilité de faire un choix rationnel et utiliser leur libre arbitre. On considère plutôt qu’ils sont, en fait, influencés par des rapports de domination et d’oppression qui sont à prendre en compte dans la compréhension de la situation problématique. De là est venue l’idée qu’il n’est pas suffisant de restaurer, puisque restaurer c’est revenir à la situation d’avant, sous-entendu la situation avant le préjudice. L’idée de transformer c’est justement de dire que la situation, avant même que le préjudice ne se produise, était déjà problématique. Il y avait déjà des rapports d’oppression ou certaines autres conditions sociales qui ont permis l’émergence de la violence et c’est pour cela qu’il faut les transformer. Dans l’idée de transformation, il y a à la fois celle de transformer les individus, les communautés et plus largement le social. Donc, c’est cette nouvelle idée qui caractérise la justice transformative. Il y a aussi des similitudes avec la justice restaurative, à savoir l’idée des rencontres entre les personnes survivantes/victimes et les personnes autrices, mais c’est beaucoup plus large et créatif dans la justice transformative. Il y a plein de choses complètement différentes qui peuvent être faites. Cela peut être d’organiser des événements avec ses voisins, tels que des repas, parce que nous pouvons être avec eux. Cela est déjà de la justice transformative, à mesure que ça nous donne des alternatives au fait d’appeler la police lorsque nous sommes incommodés des nuisances sonores produites par nos voisins par exemple. C’est plus informel, nous ne passons pas forcément par des institutions, par des professionnels ou par des scripts de rencontre tels qu’enseignés dans les formations de médiation. L’idée c’est que n’importe qui, des personnes lambda, peuvent faire de la justice transformative. De plus, il me semble que la justice restaurative recourt davantage aux catégories du Code pénal et réfléchit en termes d’infractions, là où la justice transformative rejette complètement la terminologie pénale. Il n’est pas important de savoir si le comportement en question répond à une infraction définie par le Code pénal, ce qui est important c’est de savoir si la situation est jugée problématique par une ou plusieurs des personnes en présence, tels que des amis ou voisins qui s’en sont rendu compte. En fait, ce qui est important c’est que ce soit le citoyen qui juge qu’il y a un problème, plutôt que ce soit un Juge qui estime que l’acte commis correspond à une infraction du Code pénal. Donc il y a aussi cette dénotation-là qui est en lien avec la radicalité politique que j’ai évoquée. 

Dans la justice restaurative l’individu est important mais la communauté a aussi un rôle à jouer ?

Je ne sais pas dans quelle mesure les proches sont inclus dans les processus de justice restaurative en Suisse. Malheureusement, nous avons souvent de la peine à voir plus loin que l’individu et je pense que ce prisme individualiste touche aussi la justice transformative. Souvent nous nous focalisons sur les individus, et nous avons de la peine à penser à la communauté qui les entourent. En tout cas, il y a cette idée dans ces deux formes de justice que lorsqu’il y a un préjudice, cela ne touche pas que les personnes victimes ou les personnes autrices. Là où la justice transformative va peut-être un peu plus loin, c’est qu’elle préconise également une responsabilisation de la communauté. Dans ses fondements il y a l’idée formulée par Ruth Morris [1], reprise par les collectifs et les activistes politiques, qu’il faut transformer les conditions mêmes qui permettent l’émergence d’une situation problématique en passant par des transformations communautaires notamment. 

Ces idées de radicalité, de rébellion, d’abolition n’existent pas dans la justice restaurative ?

Comme dans la justice restaurative il y a dans la justice transformative l’idée d’autodétermination et de réappropriation des conflits en ce sens que ceux-ci sont considérés comme l’occasion de tirer des enseignements. C’est important que, en tant que collectif, en tant que communauté, nous réfléchissons quand il se passe quelque chose de grave plutôt que de faire appel à quelqu’un d’extérieur et dire que c’est à eux de gérer. Eh bien non, c’est à nous de gérer parce que c’est comme cela que l’on va apprendre et en sortir grandi. Si cette idée-là est aussi présente dans la justice restaurative, elle l’est peut-être moins radicalement puisque des professionnels interviennent, ce qui contrevient quelque peu à l’autodétermination des individu∙e∙s et des communautés dans la résolution de leurs conflits, et qu’elle s’est vue largement institutionnalisée. 

La justice transformative est plutôt centrée sur des aspects de violences sexuelles mais sur quels autres actes intervient-elle ?

C’est vrai qu’initialement c’étaient principalement des cas d’agressions sexuelles, la plupart du temps portées sur des femmes, qui étaient au centre des préoccupations dans le développement des approches transformatives. La justice transformative est arrivée dans un contexte dans lequel un mouvement anti violence avait émergé dans les années 70 aux Etats Unis qui, en fait, a très rapidement commencé à collaborer avec les institutions pénales. On est venu chercher des solutions qui relèvent d’une « dépendance pénale », selon la formule de Ruth Morris. A savoir qu’on va promouvoir le fait de porter plainte, appeler à plus de punition, à des peines plus longues pour des auteurs de violences sexuelles. Cette récupération s’illustre également au travers des structures d’aide pour les femmes battues qui très rapidement se sont vues financées par l’Etat, ce qui les empêche de tenir une position radicale au niveau politique. Plusieurs chercheuses soulignent ainsi que ce mouvement féministe antiviolence s’est finalement fait « coopter » par le système pénal. Il a été récupéré et cela a servi à l’expansion du système carcéral aux Etats Unis avec le prétexte qu’on protège quand même toutes ces femmes. C’est en partie en réaction à ce phénomène-là que la justice transformative a émergé. Elle a été principalement développée par des femmes racisées et queer qui justement, du fait de leur positionnement, se trouvaient à l’intersection de violences interpersonnelles et de violences structurelles. Avec leur expérience et leur position sociale, elles en sont venues à refuser cette dépendance au carcéral en avançant que ces solutions-là, portées par des féministes majoritairement blanches, ne leur conviennent pas. Elles ont ainsi investi la notion de justice autrement pour construire leur vision de ce que doit être la justice. Si dans ce contexte évoqué, le focus initial était placé sur des cas d’agression sexuelle, de plus en plus, la justice transformative s’ouvre à d’autres situations problématiques, qui ne se rapportent pas forcément à des comportements incriminés dans le Code pénal d’ailleurs. A l’inverse, il y a un certain nombre de comportements criminalisés qui ne portent préjudice à personne.

L’exemple le plus flagrant c’est l’usage de drogues 

Complètement. Et vous voyez que dans ces situation-là, il n’y aurait pas forcément besoin de justice transformative. La justice transformative est un peu une boite à outil pour gérer une démarche réflexive, une démarche d’accompagnement quand il faut éveiller la conscience collective par rapport à un problème. Là c’est intéressant d’utiliser la justice transformative mais ce n’est pas du tout un outil qui se veut le plus adéquat pour vider les prisons en remplaçant les procédures pénales par des approches transformatives. Si l’on veut désincarcérer, les approches transformatives doivent s’associer à des luttes politiques également. 

Est-ce que la justice transformative n’est pas utopique comme le disent beaucoup de voix critiques ?

Qu’est-ce que c’est une utopie ? Cela dépend du résultat souhaité. Si c’est transformer le social je pense que c’est effectivement compliqué de l’atteindre et d’évaluer si nous avons bien atteint notre objectif ou pas, d’autant que ce processus prend place sur du long terme. Pour donner un exemple, il existe un collectif états-unien qui se prénomme « Generation Five », lequel vise à exterminer les violences faites aux personnes mineures en l’espace de cinq générations. Le travail nécessaire pour ce genre de transformation s’inscrit donc sur une période considérable. Cela étant dit, je trouve qu’il serait bon de renverser la question de l’utopie et l’adresser au système pénal. Parce que penser qu’on est en train de protéger la société, de réinsérer des personnes détenues, ou de les dissuader de récidiver, c’est complètement utopique à mon sens (tout en sachant que la plupart des personnes qui commettent des infractions ne vont jamais en prison).

Est-ce qu’on pourrait dire que la justice restaurative est davantage du côté de la pratique et que la justice transformative plutôt dans la théorie ?

Alors non. Il y a des pratiques très concrètes qui se font et il ne s’agit pas que d’une approche théorique. Simplement je pense que c’est plus difficilement palpable pour nous sur le continent européen, et en Suisse encore plus, parce qu’en fait on s’est très peu approprié cette justice-là. C’est en cours de développement dans la francophonie depuis quelques années seulement et je pense que les récents livres de Gwenola Ricordeau [2] y ont aidé, tout comme le dernier livre d’Elsa Deck Marsault [3] « Faire Justice ». La preuve en est que j’ai des personnes qui m’ont contactées en signalant l’occurrence d’agressions sexuelles dans leur milieu militant et leur besoin de démarches, de pratiques, d’outils pour pouvoir les gérer sans recours au pénal et de manière satisfaisante. Donc je crois qu’actuellement en Suisse c’est en train de bouger à ce niveau-là. On voit émerger des pratiques imaginatives et créatives qui font du sens. Aux Etats Unis il y a des pratiques très concrètes où des personnes et des communautés ont été transformées, qui se sont réellement penchées sur les questions de savoir en quoi la culture dans leur collectif, dans leur milieu, a permis l’émergence de ces situations et comment les transformer. Ce qui est plus compliqué et laborieux je pense, c’est la transformation du social et des structures. 

Mais dans la justice transformative il y a quand même cette idée, d’échange, de dialogue, de rencontre ?

Il y a des rencontres si c’est pertinent dans la situation, des rencontres si la personne survivante/victime et la personne autrice de violences ont besoin de se rencontrer et de discuter, alors oui c’est une possibilité. Mais ce n’est pas forcément centré sur des rencontres. Tout en s’inspirant des pratiques transformatives qui ont déjà été conduites, il y a aussi cette idée d’avancer en fonction des besoins de la personne autrice de violences, de la personne victime de cette violence et des besoins de la communauté aussi et de la manière d’avancer. C’est vrai que cela prend beaucoup de temps, ce n’est pas anodin de mettre beaucoup de temps et d’énergie dans ce genre de processus. Il y a des cas très concrets qui existent dans la littérature où une transformation a pu s’opérer au niveau individuel, relationnel et communautaire. Cela ne veut pas dire que ça marche à chaque fois. Mais transformer le social, je pense que c’est à plus long terme. Et je pense aussi qu’il faut plus de personnes qui s’emparent de ces outils pour que cela fonctionne.

Et de connaître ces processus…

C’est fou parce qu’il y a 25 ans que cela s’est développé aux Etats Unis et diffusé en Amérique du Nord, même au Canada. Le collectif « Fracas » d’Elsa Deck Marsault en France n’existe que depuis environ six ans. Il y a des collectifs qui existent désormais en Allemagne, en Angleterre mais en Suisse, à ma connaissance, il n’y a pas ou peu de collectifs visibles qui se soient emparés de la chose et qui se sont fait connaître pour cela. Je crois vraiment que ça va venir les prochaines années. D’ailleurs, dans le cadre de ma thèse, quand je rentrerai des Etats Unis, l’idée est d’investir un collectif qui existe déjà et qui a besoin de coconstruire des pratiques transformatives mais qui ne sait pas par où commencer. L’idée est à l’issue de cette recherche, de corédiger un manuel, une boîte à outils, un guide, parce qu’il n’y a pas de pratiques toutes prêtes, il n’y a pas de recettes toutes faites sinon ce serait bien trop simple. Mais il y a quand même des bonnes choses et l’idée c’est de pouvoir les diffuser parce que certains milieux ont besoin d’avoir des supports sur lesquels s’appuyer.

Un des buts de la justice restaurative c’est qu’elle soit inscrite dans le Code pénal, la justice transformative ne vise absolument pas ça. Elle est vraiment à penser hors des institutions ? 

Oui, c’est en dehors des institutions, c’est un outil pour chacun de nous afin d’améliorer le vivre ensemble. C’est à la portée des citoyens et non des institutions et c’est à nous de nous responsabiliser pour la mettre en place. Car lorsqu’il y a des violences qui s’opèrent, il est de la responsabilité de tout le monde de réagir, puis de les réparer et d’essayer de réfléchir à pourquoi elles ont émergé. Donc il n’est pas question d’institutionnaliser la justice transformative.

Ça ne pourrait pas l’aider ?

Au contraire, il y a cette crainte de subir la même récupération qui a touché la justice restaurative qui, au début, avait des idées très louables et très intéressantes nourries de certaines critiques du pénal, par exemple le manque de place pour les personnes victimes dans les processus pénaux. Cette crainte de la récupération, dans les milieux qui emploient la justice transformative, s’explique aussi par la cooptation du mouvement féministe antiviolence. En général, la récupération s’accompagne d’une érosion des idées émancipatrices et radicales. C’est pour cela qu’on essaie d’être très attentif aux institutions et à la possibilité de récupération qui ne sont pas vues d’un très bon œil. On essaie de s’en éloigner pour que la justice transformative se diffuse autrement que par les institutions.

Quels sont les exemples de résultats concrets de la justice transformative ? 

Je ne sais pas si je peux parler en termes de résultats puisque je ne me situe pas dans une approche d’évaluation, mais plutôt d’exemples concrets de pratiques transformatives. Il y a des processus assez communs quand il y a eu des cas d’agressions sexuelles dans des milieux militants. Régulièrement il y a deux groupes qui vont se créer : un groupe qui va être chargé du soutien et de l’accompagnement vers la guérison de la personne qui est survivante, donc avec un projet pour l’accompagner en fonction de ses besoins à ce moment-là ; et puis de l’autre côté, un groupe qui est chargé de la responsabilisation de la personne autrice de violences où il s’agira de discuter avec elle de pourquoi cela a eu lieu et des mécanismes qui ont permis cette violence. Il y aussi dans la justice transformative – là nous ne sommes pas forcément au niveau de la transformation – l’idée de mettre en sécurité des personnes qui sont en danger immédiat. J’ai un en tête l’exemple d’une femme qui s’était disputé très violemment à plusieurs reprises avec son mari qui était d’ailleurs policier, je crois qu’il avait une arme à la maison. Elle avait aussi un enfant, elle a donc fait appel à la communauté à laquelle elle appartenait. Ils l’ont amené dans un lieu sécure et pu établir quels étaient ses besoins. Il y a eu toute une procédure de mise en sécurité et de divorce qui s’est réalisée sans qu’elle n’ait eu besoin de porter plainte. Et cela lui tenait très à cœur, elle disait ne pas souhaiter que son enfant grandisse sans la présence de son père. Ce processus a ainsi permis d’éviter le recours à la police et d’accompagner la personne grâce à un entourage qui accepte de l’aider Un autre exemple un peu plus transformatif est celui d’une femme qui a subi des insultes racistes dans la rue, proférées par sept hommes blancs qu’elle ne connaissait pas. Les passants ne sont pas intervenus.  La femme racisée a ainsi dû faire face à cette violence-là, et elle a pu en discuter avec des amis qui se sont montrés très soutenants pour l’accompagner, tout en avançant que cela n’était pas suffisant, soulignant le problème du fait que  les passants n’ont pas réagi. Ils ont écrit une charte et élaboré plusieurs stickers mentionnant, par exemple, « pas de racisme dans ce quartier » qu’ils ont collé dans les rues, sur des pylônes etc. Ils se sont aussi adressés à plusieurs établissements du quartier en disant « il y a eu cette situation-là, nous avons élaboré une charte et avons envie que, lorsqu’il y a des incidents racistes dans vos établissements, vous réagissiez et que vous vous engagiez à le faire en signant cette charte ». Ils disent qu’ils sont allés voir 300 établissements dont 100 qui ont été sensibilisés à ce problème, ont accepté de signer leur charte, de s’engager et de prendre des responsabilités vis-à-vis de ce qui se passe en leur sein. 

En ce qui concerne le premier exemple, c’est un peu le principe des lieux d’accueil pour femmes victimes de violences, est-ce que c’est déjà de la justice transformative ?

Je pense que ce qui est fondamental dans cet exemple ce n’est pas uniquement l’idée de rendre accessible un logement sécure mais de fournir un véritable accompagnement et une mise en sécurité. Mais il est vrai qu’on peut se poser la question de savoir si cet exemple révèle une transformation. C’est toutefois bien beau de parler de transformer, mais parfois il faut mettre en sécurité la personne qui est dans une situation d’urgence. Quelque fois, il est plus facile de faire appel à des gens qu’on connaît pour demander de l’aide plutôt que des hébergements, et parfois c’est l’inverse. 

Un centre d’hébergement c’est déjà trop institutionnalisé ?

Je ne pense pas que les personnes qui vont développer de la justice transformative vont elles-même mettre en place des centres d’aide d’urgence qui finiront très certainement par dépendre des financements de l’Etat. Toutefois, elles font en fonction des ressources disponibles et d’ailleurs elles le disent elles-mêmes, si vous appelez la police à ce moment-là c’est que c’est la seule chose que vous pouvez faire.

La visibilisation actuelle des agressions sexuelles dans la société est-ce que c’est une transformation ?

Je pense que depuis le début des luttes féministes, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait plein de choses qui étaient acceptées et subies qui ne sont plus acceptables. Les agressions sexuelles sont assez centrales et j’ai l’impression que c’est ce qui préoccupe les milieux militants qui m’ont contacté pour avoir besoin d’un peu plus d’insight sur la justice transformative. Mais la justice transformative est en train de s’ouvrir à différents types de situations-problèmes. Par exemple, je connais le cas d’une personne vivant en colocation et qui n’adhère pas à l’institution policière. Et pour autant, du fait que les voisins faisaient trop de bruit, elle a appelé la police pour nuisances sonores, alors même que ses voisins sont racisés et que l’un deux s’étaient déjà fait embarquer par la police. On n’est pas du tout dans des cas de violences sexuées et pourtant, ce sont des incivilités qui nous mènent à appeler la police de temps en temps. Mais pourquoi ne pas créer des liens avec ses voisins en organisant des petits événements ou des repas collectifs de voisinage parce qu’en fait, c’est ça aussi le problème, c’est que chacun d’entre nous est dans son espace, il y a beaucoup moins de liens et de solidarité. Et du fait que l’on se connaît moins, cela ne nous dérange pas d’importuner l’autre. Donc il s’agit de créer quelque chose qui transforme le voisinage, créer davantage de respect et de lien, pour nous permettre de gérer ce genre de problème sans recourir aux institutions pénales, car il existe différentes solutions créatives. Souvent cela consiste à, premièrement, réfléchir à la culture ambiante et, deuxièmement, à créer plus de liens entre les gens. 

Sans nier les conflits ?

Non, il ne faut pas le nier. Les préconisations de la justice transformative ne diront jamais que grâce à elle on va vivre dans une société complètement apaisée où il n’y aura plus du tout de conflits et que tout ira bien. Mais nous serons toujours confrontés à des conflits ou des situations jugées problématiques, parce que cela fait partie du vivre ensemble. On y sera toujours confronté, parce que nous venons de mondes différents, nous avons tous des expériences différentes, nous communiquons avec des langages différents où  on ne se comprend pas toujours. On va toujours rencontrer des conflits et des situations/problème et la justice transformative est un outil pour mieux aider à les gérer.

Notes

[1] 1933-2001 : militante canadienne de l’abolitionnisme pénal à l’origine de la justice transformative

[2] 1976- : sociologue, militante abolitionniste, professeure associée en justice criminelle à la California State University, Chico

[3] 1995- : psychosociologue, co-fondatrice du collectif « Fracas » queer et féministe