Infoprisons

Alerte sur les droits humains - l’exemple de la guerre contre le terrorisme

Après la projection de différents films, la soirée du 1er octobre se terminait avec une table ronde ayant pour titre : « Alerte sur les droits humains ». Ruth Dreifuss, Jean-Pierre Restellini, Bernard Bolze et Carlo Sommaruga apportaient leurs expériences et réflexions sur la fragilité du système des droits humains face aux systèmes carcéraux. L’occasion ici de revenir sur un domaine illustrant particulièrement la difficulté d’associer prévention, sécurité et respect des droits humains : la proclamée guerre contre le terrorisme.

En guise d’introduction, relevons le film de Fulvio Bernasconi, Un cri pour la justice, présenté le vendredi soir. Ce film retrace l’enquête au sujet des prisons secrètes de la CIA sur le sol européen, une enquête que Dick Marty raconte lui-même dans son livre « Une certaine idée de la justice ». Les rapports du Conseil de l’Europe concernant cette affaire mirent en lumière les agissements illicites de la CIA qui furent tolérés de façon complice par différentes nations européennes. Enlèvements, prisons secrètes, usage de torture ; les violations des droits humains furent nombreuses. Cette affaire illustra le fait que lorsqu’il s’agit de lutte contre le terrorisme, l’on constate une certaine propension à s’écarter des mécanismes des droits fondamentaux. Le champ lexical de la guerre est alors employé par les responsables politiques pour justifier tout type d’actions.

Pour appréhender la notion de guerre contre le terrorisme, demandons-nous tout d’abord ce qu’est le terrorisme, puis s’il est pertinent de qualifier la lutte contre le terrorisme de guerre. Finalement, un bref regard sur les réactions politiques de lutte contre le terrorisme permettra de clore cette courte réflexion sur le respect des droits humains dans le cadre des mesures antiterroristes.

Qu’est-ce que le terrorisme ?

Dans notre imaginaire collectif, la notion de terrorisme est souvent associée aux attentats récemment commis en Europe et revendiqués par l’État islamique. On ne saurait toutefois restreindre le terrorisme à ces seuls actes. Au fil des siècles, de nombreuses autres actions furent qualifiées de terroristes, qu’elles aient été perpétrées par des mouvements anarchistes, nationalistes, d’extrême gauche, ou, plus récemment, par des mouvements religio-identitaires. Le terrorisme ne connaît cependant pas de définition claire et unanime [1]. Il serait plutôt un instrument, une méthode, un moyen d’action [2]. Quand un acte devient-il terroriste ? La réponse à cette question mêle réflexions politiques et analyses historiques. Un acte considéré comme terroriste à une certaine époque peut être vu comme une insurrection courageuse et justifiée à une autre. Les différentes formes de terrorisme semblent toutefois se rejoindre vers une composante commune : un caractère politique [3]. Ainsi, le fait qu’il soit déjà difficile de tracer les contours du terrorisme devrait nous mettre en garde contre les discours trop simplistes et les législations trop rapidement adoptées sur ce délicat sujet.

La lutte contre le terrorisme : une « guerre » ?

L’on entend souvent des responsables politiques user du mot guerre pour qualifier la lutte contre le terrorisme. Ce terme, employé par George W. Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001, est fortement critiqué [4]. Il sous-entendrait tout d’abord que les actes terroristes sont des actes de guerre avant d’être des actes criminels, et devraient par conséquent être soumis au régime du droit de la guerre. Plus inquiétant encore, ce vocable justifie de se comporter comme un État en guerre et de mettre de côté le respect des droits fondamentaux. Les terroristes deviennent ainsi les ennemis contre lesquels l’État se doit d’entrer en guerre. Comme le précise Philippe Currat, avocat genevois et ancien Secrétaire général du Barreau pénal international, « La notion d’ennemi appelle celles de lutte et de guerre, impropres à un processus judiciaire et perturbatrices des garanties fondamentales. Nos sociétés se trouvent ainsi dans une sorte de frénésie sécuritaire » [5].

Au cours de la table ronde, Ruth Dreifuss, ancienne Conseillère fédérale, eut l’occasion de se prononcer sur ce concept de guerre contre le terrorisme. Son analyse fut claire : « Le langage est totalement faux et met dans la tête des gens l’idée que tout est possible puisqu’on est en guerre. La guerre contre la drogue a provoqué les plus grandes incarcérations de toute l’histoire sans doute de l’humanité ». Dans son ouvrage « Une certaine idée de la justice », Dick Marty relevait au sujet de la guerre menée contre le terrorisme que « […]non seulement le terrorisme n’a pas été vaincu, mais on l’a renforcé tout en bafouant les valeurs fondamentales de l’État de droit et d’une société démocratique » [6].

Les réactions politiques

S’il ne semble pas pertinent d’appliquer le qualificatif de guerre à la lutte contre le terrorisme, il n’en demeure pas moins que tout État a l’obligation de s’engager afin d’assurer la sécurité de sa population. Mais en matière de lutte contre le terrorisme, la situation est complexe. Différentes remarques peuvent être apportées [7].

Tout d’abord, la volonté d’agir de façon préventive dans le but d’éviter à tout prix qu’un autre attentat ne puisse être commis peut se heurter au principe de l’État de droit. Par exemple, les normes pénales se doivent d’être particulièrement précises et déterminées, ce qui peut être incompatible avec la notion peu définissable de terrorisme. Ensuite, l’invocation d’une menace terroriste persistant après un attentat permet parfois de justifier l’adoption de lois excessivement sécuritaires et peu propices à obtenir des majorités dans une situation hors d’un état d’urgence. Finalement, au lendemain d’un attentat, les autorités politiques peuvent bénéficier d’un soutien populaire conséquent, sans que trop de voix ne s’élèvent contre l’érosion des droits fondamentaux nouvellement planifiée.

Les critiques à l’encontre de ces nouvelles normes rapidement édictées sont nombreuses : effet contre-productif – car sources d’injustices et de discriminations – coûts très élevés malgré un faible sentiment de sécurité, objectif déraisonnable d’éradiquer totalement le terrorisme, ou encore durcissement progressif et durable du système indépendamment de la menace [8].

Inutile de citer des politiques d’état d’urgence dans des pays ayant subi de tragiques attentats pour trouver des renforcements législatifs sujets à controverse du point de vue des droits humains. Un exemple récent dans notre pays est la Loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT), acceptée par le peuple le 13 juin dernier. Critiquée par de nombreux·ses spécialistes du droit (notamment au moyen d’une lettre ouverte signée par plus de 60 expert·e·s en droit des universités suisses), cette loi soulève diverses inquiétudes relatives aux droits humains et au principe de l’État de droit [9].

Lors de la table ronde organisée le 1er octobre, le Conseiller aux États genevois Carlo Sommaruga constatait que « Les débats sur des sujets extrêmement sensibles comme la sécurité et la proportionnalité des mesures dans le cadre du respect des droits fondamentaux aujourd’hui ne se déroulent pas comme ils se déroulaient à l’époque, et l’on voit la dimension sécuritaire l’emporter de manière lourde ». Ce constat, partagé par de nombreux·ses spécialistes, renvoie à la nécessité de demeurer vigilant·e·s en matière de lutte contre le terrorisme. Comme le précise Dick Marty dans son ouvrage, « il ne s’agit pas de minimiser de quelque façon que ce soit les dangers et le caractère odieux du terrorisme. Ce qui interpelle, c’est la façon d’appréhender ces différents risques et l’exploitation des émotions légitimes qu’en fait la politique » [10]. Ainsi, et comme nous le rappelaient les différent·e·s intervenant·e·s de la fête des 10 ans d’Infoprisons, gardons à l’esprit que l’institution des droits humains n’est pas inébranlable et qu’il convient sans cesse de veiller à ce que les tentations sécuritaires n’affaiblissent pas l’État de droit démocratique et les droits fondamentaux.

Florent Morisod

Références

[1] p. ex. Laurent Moreillon / Kastriot Lubishtani, Aspects choisis de l’incrimination du terrorisme. Etude de droit comparé suisse, allemand, français et anglais (1/2), in : Revue pénale suisse 136/2018 p. 499, p. 502 ss.

[2] Frédéric Bernard, Lois contre le terrorisme et État de droit, in : La Semaine judiciaire 2016 II p. 177, p. 179 et les références citées ; Philippe Currat, Le droit face à de nouvelles générations de guerre et de terrorisme, in : Revue de l’avocat 2016 p. 103, p. 103 s. et les références citées.

[3]  Frédéric Bernard, op. cit., p. 179.

[4] Philippe Currat, op. cit., p. 105, et les références citées.

[5] Philippe Currat, op. cit., p. 107.

[6] Dick Marty, Une certaine idée de la justice, Éditions Favre 2018, p. 197.

[7] Frédéric Bernard, op. cit., p. 182 s. et les références citées.

[8] Frédéric Bernard, op. cit., p. 195 ss et les références citées.

[9] Mesures policières de lutte contre le terrorisme : quand la volonté de répression l’emporte sur les droits humains et l’État de droit, in : Prison Justice et Droits Humains – Bulletin spécial 10 ans Infoprisons.

[10] Dick Marty, op. cit., p. 214.