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Féminisme abolitionniste ou populisme carcéral ?

À la suite de l’exposé de la professeure Gwenola Ricordeau avait lieu une table ronde, avec diverses intervenantes pour débattre des thèses de la chercheuse en lien avec l’actualité suisse. Comment concrètement lier la théorie à la pratique, tout en évitant les pièges et accusations ? Éléments de réponse.

Les coûts sociaux de la détention

Invitée à participer à la table ronde, Manon Jendly, professeure à la faculté de droit et de sciences criminelles, relève que très peu de recherches en criminologie sont réalisées sur les proches : cela semble être un angle mort. Quand on l’évoque, c’est pour en parler au sein du système carcéral, en lien avec l’infliction active de la souffrance de la personne incarcérée. Parler avec les proches et recueillir leur parole dans le cadre d’une recherche académique s’avère difficile. Il est très compliqué, par exemple, de savoir le nombre d’enfants impactés par l’incarcération d’un parent en Suisse, faute de données compilées. Or, il s’agit d’un territoire donné (la Suisse), doté de moyens financiers pour trouver ces réponses ou à défaut, lancer des recherches. Manon Jendly pose l’hypothèse d’une ignorance stratégique : détourner le regard en ne voulant pas collecter ces données.

A l’inverse, il y a un développement de ces recherches aux Etats-Unis. Toutefois, l’angle choisi est de savoir si les proches peuvent être acteurs dans la réhabilitation de la personne détenue. Ainsi, l’angle mort évoqué plus tôt peut aussi être protecteur, tant pour les proches que pour les personnes détenues, à l’inverse d’une mise en lumière sous l’angle du contrôle de la réinsertion des personnes détenues via les proches. La vision des proches uniquement sous l’angle de la réhabilitation et de la judiciarisation a mené à la terrible expression de « prisonnier de deuxième génération ». Derrière ce terme, se trouve l’idée que les parents prisonniers ont des enfants qui iront en détention. Cela part du présupposé que c’est la prison qui est un facteur de risque pour les enfants et non pas les conditions sociales, désastreuses, des parents qui se reproduisent sur un enfant. Les politiques peuvent être tentées de s’emparer de ces recherches pour les proches, avec le risque de dévier vers une plus grande surveillance, en voyant un « risque de transmission héréditaire » dans le fait d’aller en prison, alors que le phénomène est plus complexe.

Au niveau politique, les proches n’ont semble-il pas de place non plus, où la question est évacuée, car cela donnerait un visage humain aux personnes condamnées. Selon Lisa Mazzone, conseillère aux Etats, les projets demeurent théoriques. La parole est donnée à des experts. Le système politique ne va pas à la rencontre des personnes qui vivent quotidiennement le système pénal. Ainsi, auditionner les personnes victimes est iconoclaste, donc auditionner des personnes judiciarisées et leurs proches ne se fait pas. Il y a une incapacité à reconnaître qu’une personne condamnée a aussi une réalité sociale et que la personne ne peut être réduite à son seul acte.

Natalie Henchoz, aumônière à la Tuilière et à la Croisée, rebondit sur cette tendance que nous avons à associer la personne avec son acte. Dans la prison, pour elle, il faut dissocier les deux et voir l’être humain malgré la gravité de l’acte commis. Dès lors, la question du genre en prison se pose : est-ce que les hommes et les femmes sont égales en prison ? L’aumônière répond que la prison est pensée pour les hommes, et peu de place est faite pour les femmes. Si hommes et femmes peuvent tous deux souffrir de troubles psychiques, davantage de structures existent néanmoins pour ces derniers. Les raisons de l’incarcération sont aussi très différentes et la population carcérale féminine est moins diversifiée. L’ambiance en est

différente. Par ailleurs, Natalie Henchoz rapporte que, selon son expérience, les femmes sont plus nombreuses que les hommes lors des visites. Les femmes incarcérées, elles, restent très seules. Si les proches semblent rester dans l’ombre, les femmes sont plus nombreuses que les hommes lors des visites. Les « femmes de la vie d’un homme » font des visites à « leur » homme. Les femmes, elles, restent très seules et sont visitées par des femmes.

La révision du code pénal, quels enjeux ?

Pour certaines féministes, il faut durcir les sanctions pour les agresseurs sexuels. Qu’en penser ? Est-ce une posture féministe valable ou faut-il une autre approche ?

Lisa Mazzone souligne que la définition du viol et l’approche procédurale mettent l’accent sur la victime et son comportement. L’état de sidération, par exemple, empêche la justice de qualifier de viol ce qui est subi, ce qui n’est pas acceptable pour la conseillère aux Etats. Il faut que cela change, que ce ne soit plus la victime qui soit accusée et qui doive se justifier. Il est aussi important de s’intéresser à la manière dont la personne qui a commis une violence sexuelle s’est comportée et s’est enquise du consentement. La manière de mener la procédure et de juger les cas de violences sexuelles n’est également plus acceptable, selon Lisa Mazzone, et il faut étendre la définition de violence ou d’abus sexuel.

Ce combat est toutefois dangereux sur un plan politique et idéologique, avec des franges de féminismes très différents. Il faut donc remettre en cause la définition même du viol, sans tomber dans l’idée qu’une peine de prison va régler le problème.

Gwenola Ricordeau tient à rappeler que lorsqu’on parle de viol et d’agressions sexuelles on parle de crimes de masse, même si les estimations d’hommes auteurs de ces violences-là, sont difficiles à quantifier. Selon les méthodologies, cela va de 5 à 20% de la population masculine ! Qu’est-ce que cela voudrait dire de tous les enfermer ? Cela serait-il possible et souhaitable ? Et pour quels coûts ?

Evidemment, rappelle la professeure californienne, il y a le droit, le changement de la manière dont les torts ou les préjudices sont pensés, et puis il y a l’application des politiques pénales. On sait que l’application du droit n’est pas socialement neutre. Elle est liée à la classe et à l’ethnie. Lorsqu’on appelle à criminaliser davantage les délits à caractère sexuels, on appelle à criminaliser davantage les hommes issus des classes populaires ou issus de l’immigration. Lorsque l’on crée de nouvelles catégories pénales dans le champ des violences faites aux femmes, on criminalise ces hommes-là. L’exemple le plus marquant, pour Gwenola Ricordeau, est la pénalisation du harcèlement de rue. Cette catégorie vise à criminaliser un groupe spécifique d’hommes. Elle a l’espoir que les féministes suisses n’auront pas les mêmes déconvenues que celles de France dans les années 70 lorsqu’elles se réjouissaient des premières condamnations pour viol aux Assises. Elles célébraient cela comme des victoires et se sont rendues compte assez vite que ceux qui y étaient jugés étaient dans leur écrasante majorité d’origine maghrébine. On peut donc réformer le droit pénal, mais on se confronte par la suite à une application très inégalitaire.

La Conseillère Lisa Mazzone adhère complètement à l’ouvrage de Gwenola Ricordeau « Pour elles toutes » et se questionne sur la manière de mieux faire valoir le point de vue des femmes dans le quotidien pragmatique de la politique. De nombreuses situations sont exclues du champ pénal, quand bien même toutes les victimes ne déposent pas plainte. Comment articuler ces deux combats que sont une redéfinition des faits et une volonté de sortir de la pénalité comme seule réponse ? Tout cela sans s’exclure du débat par des refus ou des postures en rupture ? Dans le cas du viol, comment faire pour ne pas continuer de recourir à la justice pénale de manière systématique ? Pour ne pas prétendre réformer un petit peu le système pénal pour des cas précis, comme c’est le cas avec l’usage de la justice restaurative ? Pour ne pas nier les besoins des victimes, dont celui de la sanction de l’auteur des faits ?

Changer de paradigme, de système : comment ?

Selon Lisa Mazzone il y a très peu d’ouverture en politique sur la manière de punir. À Bâle, à la suite d’un viol et de son jugement très médiatisé, la seule réaction semblait être la peine. C’est ainsi que la victime semble avoir une reconnaissance, une réparation alors que la peine ne remplit pas cette fonction. Lisa Mazzone rappelle par ailleurs qu’en Suisse, nous n’en sommes de loin pas encore à la justice transformative, qui vise un changement profond du système pénal. Depuis une dizaine d’années, on parle un petit peu de justice transformative, en Amérique du Nord, notamment aux Etats-Unis, pour aller au-delà de la justice restaurative et de son ajout aux politiques pénales.

L’introduction de la justice restaurative dans le système pénal suisse, vise à proposer une alternative à la seule justice pénale en permettant tant aux auteurs et victimes de certains faits de comprendre ce qui a été vécu par l’autre partie, de comment on en est arrivé là, ce que l’autre a ressenti, pour avancer dans leur cheminement de victime ou d’auteur. La Conseillère souhaitait encore récemment cette introduction de la justice restaurative, mais elle réalise qu’elle s’apparente en réalité à une sorte de « capitalisme vert », de poursuite du système actuel avec un semblant de réforme.

Manon Jendly est d’accord pour parler de récupération dans le cas de la justice restaurative et de son usage en Suisse en soulignant que le pénal n’a pas les résultats escomptés : mauvaise prévention de la récidive, ne répond pas aux besoins des victimes. Celles qui se font entendre par la justice éprouvent la victimisation secondaire et ne sont pas réellement entendues. La victime est, pour elle, prisonnière du référentiel patriarcal. Une dynamique de brutalisation est à l’œuvre plutôt qu’une dynamique de pacification, d’atténuation et d’accompagnement. Notre système étend le caractère afflictif, ce qui touche plus que l’auteur des faits. Cette extension devrait toucher les décideurs : pourquoi avons-nous ce réflexe pénalo-centré et quel système maintient-il ?

Répondre aux préjudices de manière punitive, comme notre société en a l’habitude, est une spécificité de certaines sociétés, ce n’est pas une généralité. Il existe depuis longtemps d’autres manières de faire, qui sont radicalement différentes et dont la justice restaurative est une des ambassadrices au sein de notre système, au risque d’être phagocytée par ce dernier. Il est souvent demandé aux abolitionnistes de prouver que d’autres systèmes fonctionnent. Cela masque l’échec total du système pénal tel que nous le connaissons, notamment en matière de violences faites aux femmes. Il y a des manières de faire pour prendre en charge de manière non-punitive les préjudices à caractères sexuels. Il y a eu et il y a toujours beaucoup d’engagements, surtout bénévoles, dans cette voie, y compris dans la prévention.

 débat résumé par David Kneubühler