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La parole, un exutoire : Interview de Marina Jaques

« Dedans/Dehors : réflexion d’une femme en cage » est le titre porté par le récit autobiographique de Marina Jaques. Écrit durant son séjour carcéral, l’autrice partage ses moments « dedans » et « dehors » des murs carcéraux et ranime son passé en tant que travailleuse sociale, patiente, détenue, libérée, dans le but d’une autoréflexion critique. Son parcours à plusieurs identités invite une discussion autour de la punition, les soins, l’aide sociale et les questions de genre. Infoprisons a rencontré l’autrice pour un interview et reporte ici, sous forme de thématiques, les sujets discutées lors de cette rencontre.

Après un séjour de neuf mois dans une prison vaudoise pour femmes, Marina Jaques ressort avec un livre à publier. Dans son ouvrage, elle revient sur son adolescence, son parcours en tant qu’usagère des structures socio-médicales et en tant que détenue. Nous débutons avec les questionnements avec lesquels Marina Jaques se confronte lors de sa jeunesse et poursuivons ensuite avec ses réflexions autour de l’aide sociomédicale, pour terminer avec son expérience de la prison.

L’adolescence : à la recherche d’une identité

J’ai eu une enfance heureuse, mais avec beaucoup de maladies. Les problèmes de genre, je crois, être née avec, mais, enfant, je ne savais pas ce qu’il m’arrivait. J’ai ainsi beaucoup somatisé et tombais souvent malade. La conscientisation de ces problèmes est arrivée avec la puberté. C’est au moment où j’ai réalisé que je ne suis plus une enfant, mais une jeune fille et que je serai une femme, alors que je n’en avais pas envie. Il s’agissait du début de mes angoisses. Je ne supportais pas le changement de corps et ceci, couplé avec mon hypersensibilité et mes troubles, ce n’était pas viable. Alors j’ai découvert l’alcool.

Quand j’étais enfant, j’ai voulu imiter mes parents et j’ai bu une gorgée dans leurs bouteilles. Cette gorgée s’est inscrite dans ma mémoire. Pour une personne addicte, la mémoire va garder le bienfait de l’alcool dès la première goutte et le jour où il y aura un problème, elle partira à la recherche de ce bénéfice. C’est pour cela que les personnes qui pensent que la dépendance se résout par la volonté se trompent. La consommation est mnémotechnique, ce n’est pas une question de volonté. Pour ma part, j’ai découvert le bénéfice de l’alcool au moment où j’ai bu cette goutte. Quand les problèmes d’identité sont apparus, je suis alors revenue sur ce bénéfice. La consommation me coupait toute souffrance et ce corps que je détestais est, tout à coup, devenu magnifique sous l’effet de l’alcool.

À cette époque, c’était difficile pour moi de parler de mes problèmes d’identité car j’avais plus honte de mon corps que de mon alcoolisme. Plus tard, quand j’ai commencé à travailler sur mes consommations, je me suis rendue compte que je n’avais pas encore digéré la transformation de mon corps. J’ai également réalisé que changer de corps et de sexe ça ne m’aidera pas. Car pour moi, nos guerres internes nous suivent partout, dans tous les corps, dans tous les sexes, dans tous les genres. Il y a cependant un décalage entre la nature et la morale collective. La société ne tient pas compte des particularités de la nature dans la définition des rôles. À part les rôles biologiques, il y a d’autres sortes de particularités et ne pas en tenir compte, c’est créer de la souffrance. Non seulement pour la personne concernée, mais également pour la famille. Il y a eu des drames dans les familles qui n’acceptaient pas, ou plutôt, parce que la société n’acceptait pas ces particularités. Parler ouvertement de ces questions, c’est faciliter les rapports entre humains. Si nous évacuons, nous assumons ce que nous vivons. Nous devons pouvoir respecter l’identité de l’autre.

L’écart dans le relationnel

L’hôpital psychiatrique : les médicaments d’abord, le reste après

La médecine évidemment c’est une bonne chose, mais je suis assez critique du milieu hospitalier. Mon expérience à l’hôpital psychiatrique était un désastre, traumatisante et douloureuse. J’avais l’impression d’avoir affaire à des médecins qui n’écoutaient pas le patient et qui étaient coincés dans leur certitude de savoir scientifique et qui n’arriveront jamais à reconnaître leur impuissance à guérir.

Le patient est très peu écouté et le traitement est médicamenteux. La première chose que les patients font après le réveil est de passer à la pharmacie, et ce même avant le petit déjeuner. Les patients sont ainsi complètement en dehors de la réalité. Personnellement, l’alcool, soit mon problème principal et la raison de mon hospitalisation, ne m’a jamais mis dans un tel état d’incapacité comme les médicaments. J’ai trouvé l’environnement hospitalier malsain et extrêmement inefficace. Je suis consciente que dès fois, l’hôpital est un mal nécessaire
pour certaines personnes qui souffrent de troubles très sérieux. Toutefois, pour les patients qui souffrent d’une dépression uniquement, ce n’est peut-être pas le bon endroit. Il y a des formes de dépression différentes, mais c’était comme si l’hôpital ne savait pas faire la différence entre dépression lourde et passagère. Mon père était dépressif chronique, il ne s’en est jamais remis. Il s’agissait des années 70’ et les connaissances n’étaient pas les mêmes, mais je reste convaincue que son état était, en partie, maintenu par une médication lourde qui effaçait son esprit critique, sa rébellion.

L’hôpital psychiatrique a été un échec pour moi. Le séjour hospitalier ne proposait pas d’activité, avec, en revanche, beaucoup de médicaments. Et sur la durée, l’hôpital efface l’envie, car nous devenons incapables de dire si nous sommes d’accord ou non avec une décision thérapeutique. J’ai également dû fortement me battre pour éviter que ma situation administrative, par exemple, ne se péjore durant mon séjour à l’hôpital.

À contrario, la thérapie psychiatrique en ambulatoire m’a beaucoup aidé. J’ai trouvé des personnes aidantes et qui m’ont accompagné dans mon élan de rétablissement après la prison. J’ai toutefois aussi vécu des expériences troublantes dans le milieu socio-éducatif. Par exemple, je ne suis pas convaincue que la mixité entre personnes alcooliques et toxicodépendantes dans les institutions d’aide contre la dépendance soit un bon mélange. En outre, la consommation contrôlée peut être aidante, mais pas pour la personne addicte. Car dès qu’on consomme le produit de prédilection, fatalement à un moment donné nous perdons le contrôle. La consommation est en effet très liée aux émotions. Je ne suis pas une alcoolique chronique, mais si j’ai des angoisses, l’alcool est le premier produit vers lequel je me tourne. Sachant de plus que boire un ou cent verres, engendre le même effet neurologique et comportemental. J’étais finalement diagnostiquée en 2020, mais auparavant, je croyais que l’alcool était le problème principal. Il s’est toutefois avéré que l’alcoolisme était la conséquence de mes troubles psychiques. Ce diagnostic m’a dès lors permis de réorienter mon travail thérapeutique sur le vrai problème. Les troubles psychiques ne se guérissent pas, ils se gèrent. Même si je n’aime pas ce terme « gérer » car je ne gère pas toujours et des fois les émotions me submergent. Nous pouvons toutefois trouver des combines, des façons d’anticiper les angoisses.

Les préjugés et le relationnel : un mélange inconcevable

Un corps médical qui démontre une arrogance vis-à-vis des patients, ce n’est pas acceptable. Malheureusement, j’ai également observé des comportements et propos inacceptables dans mes expériences de travail social. Lorsque nous nous engageons dans un travail avec des personnes dans la précarité, les préjugés doivent être abandonnés. C’est inconcevable d’aborder des personnes malades et précaires avec un regard nourri de préjugés. C’est même choquant que ce soit dans le travail de relation d’aide qu’il y ait un manque de relationnel.

Cette attitude de la part de certains professionnels, je peux néanmoins le comprendre, mais ce dans une certaine mesure, car la maladie fait fuir les personnes. Quand mon père souffrait de dépression, j’avais de la peine à entrer en relation avec lui. Toutefois, lorsque j’ai souffert de cette maladie à mon tour, c’est justement du contact humain dont j’avais besoin. Non pas pour être consolée, mais pour me confronter à mes semblables et avoir un dialogue constructif. Je peux toutefois comprendre que nous évitons la maladie et je peux le comprendre d’une personne qui ne travaille pas dans le domaine du soin. J’ai toutefois de la peine à accepter cet évitement de la part des professionnels de la relation d’aide. Je me rappelle l’une de mes collègues qui a eu un passé troublant avec un membre de sa famille qui était alcoolique. Elle a vécu de la violence verbale et de la méchanceté. Lorsqu’elle travaillait dans le social, elle ne pouvait pas s’empêcher de montrer du mépris envers les personnes alcooliques, et ce en raison de son vécu personnel. Elle ne se rendait pas compte des propos qu’elle avait envers eux. Avec cette attitude, elle se faisait du mal à elle-même et, par ricochet, également aux usagers des structures à bas-seuil. C’était d’ailleurs intéressant à observer que ce n’est qu’envers elle qu’il y a eu de l’agressivité de la part des usagers. Pour corriger cette situation, il n’y a pas de miracle, il faut arriver avec des idées neutres, sans à priori et sans jugement. Il s’agit d’un exercice difficile, mais nécessaire pour bien mener ce travail. De mon côté, je rencontrais des problèmes avec les usagers sur-médiqués, parce que c’est l’image de mon père que je voyais. J’ai ainsi effectué un travail sur moi-même pour changer ces pensées. À la fin, ce travail m’a réconcilié avec mon passé en lien avec mon père. Le travail de relation d’aide m’a été plus utile à moi qu’aux usagers.

La dépendance des bonnes intentions

Vécu fait et observation faite, l’aide à la personne comme elle est conçue actuellement a des effets pervers. Le fait de fournir des structures, des prestations, des repas gratuits, des accueils de nuit, c’est une bonne chose. C’est utile car cela soulage la pénibilité de la précarité. Toutefois, lorsque j’ai travaillé dans les structures d’accueil à bas-seuil, j’ai pu assister au fait qu’en fournissant ces prestations sans contrepartie aucune, nous remettons les dépendants dans l’état de dépendance. Je me demande, par exemple, si l’aide financière octroyée pour des usagers peu abîmés, et ce avec formations professionnelles, sert vraiment. En effet, s’ils se remettent à travailler, ils seront toujours endettés, gagneront un faible salaire et n’auront plus accès aux prestations à bas-seuil. Face à cette réalité, c’est la logique de « l’aide de partout » qui s’installe, alors pourquoi s’en sortir de la condition d’assisté ? J’ai déjà entendu des discours qui remettent la faute sur les usagers qui se retrouvent dans cette position-là. Ce n’est pas mon opinion. Mais,
ça peut être de leur responsabilité s’ils ne cherchent pas à améliorer leur situation. À un moment donné, nous sommes aussi co-collaborateur de notre rétablissement. Il faut sortir de cette logique de satisfaction avec l’aide financière et la soupe populaire. C’est vis-à-vis de cette réalité que je parle de la dépendance des bonnes intentions.

L’addiction développe chez l’humain des stratégies de survie et fait naître chez la personne un esprit malin. La personne addicte est toujours à la recherche du bénéfice, consciemment ou non. Si nous remettons les compteurs à zéro où les dettes et le casier judiciaire sont effacés, la personne addicte, dans son cheminement psychologique, continuera à rechercher des bénéfices. Elle va ainsi revenir à ses habitudes de consommation car « tout va bien ». Personnellement, les périodes d’euphorie sont plus dangereuses pour moi que les périodes d’abattement, où je suis plus vigilante. À l’inverse, lors des périodes d’euphorie je rentre dans la toute-puissance et je me permets de re-consommer. Dès lors, remettre les compteurs à zéro ne serait pas suffisant pour régler l’attirance au produit. Là où il manque des efforts vis-à-vis des personnes vulnérables sont lors des sorties de prison. Loin d’être la majorité, un certain nombre de femmes incarcérées sortent sans aucune ressource à l’extérieur. L’assistance sociale procurée par la prison aide à la préparation à la sortie, mais seulement si on la demande. Comme les personnes souffrant d’addiction sont fières et dans la conviction qu’elles peuvent s’en sortir seules, il n’y a pas beaucoup de demandes qui sont faites. Demander vient aussi avec la crainte d’une surveillance à la sortie. Ces personnes se retrouvent dès lors avec très peu de ressources à l’extérieur. Elles ont également peu d’argent ayant refusé le travail en prison, en raison du manque d’énergie ou de colère envers les autorités. Dès lors, lorsque la porte de la prison se ferme, ces femmes se retrouvent dans une zone grise.

La prison, l’interrelationnel et la double peine 

Je peux comprendre pourquoi l’adage double peine est utilisé dans le contexte des limites structurelles de la prison. Pour moi, toutefois, l’encadrement, la structure et la surveillance en prison ne m’ont pas dérangé. Mon ressenti était différent par
rapport à la promiscuité avec certaines codétenues. Nous ne choisissons pas, par exemple, avec qui nous sortons faire la promenade, et certaines personnes ont des comptes à régler, ce qui se fait durant ce moment-là. Par conséquent, une atmosphère d’hostilité s’installe, et cela m’a finalement poussé à arrêter les promenades. J’ai aussi eu des problèmes interrelationnels avec une codétenue, mais j’ai réussi à ne pas céder à la colère et, pour cela, je me félicite car c’était très difficile. Durant la détention, nous sommes déjà forcées à réfléchir à nous-mêmes et en plus nous avons affaire à des personnes insupportables dans leurs comportements. Celles qui volent les objets des autres nous les connaissons, mais nous ne pouvons pas les dénoncer. Il faut ainsi régler les comptes par soi-même en prison. 

C’est cette promiscuité avec les autres détenues que je qualifierai comme double peine. J’ai finalement pu relativiser, car je connais la situation dans les prisons étrangères et cela m’a aidé à surmonter la problématique de la double peine. Toutefois, pour les personnes qui n’ont pas compris leur place en prison, c’est très difficile d’accepter les conséquences corollaires de l’incarcération. Il faut être très philosophe pour se dire que nous ne pouvons pas changer grand chose comme détenue et avoir un état d’esprit détaché pour rester serein.

La parole, un exutoire

Lorsque j’ai commencé à rédiger, je voulais écrire un journal. C’était une forme d’activité pour remplir mon temps en prison. Ce journal est finalement devenu un exutoire. J’ai fait de l’écriture un exercice mental, activité quotidienne qui structurait mes journées en détention. C’est en sortant de prison que j’ai décidé de faire un manuscrit et d’aller toquer aux portes de quelques maisons d’édition, malgré mon ambivalence autour d’une publication. En effet, j’estimais la publication d’un livre comme quelque chose de prétentieux. Qui suis-je pour publier mon histoire ? Jusqu’à ce que je comprenne que le récit attire les personnes qui s’intéressent aux questions de l’enfermement, de l’addiction et du genre, ces dernières étant à la base de mes angoisses et de mon addiction.

L’écriture m’a permis de parler de mon expérience d’enfermée car tant qu’on ne parle pas, on reste malheureux. Vous me dites que la parole d’une personne qui a passé par la prison est rare. C’est normal. La prison est stigmatisée dans la collectivité. On en parle seulement dans les cercles fermés, entre personnes qui ont vécu la même chose. En public on n’en parle pas car il n’y a aucune raison d’en être fier. Pour moi, ce n’est pas une question de fierté. La honte je l’ai mise de côté quand j’ai commencé à travailler sur mon problème d’alcoolisme. Mon seul intérêt est de tirer quelque chose de positif des choses discutables que j’ai faites dans ma vie. L’écriture était ainsi libératrice, cathartique pour moi. J’étais incarcérée pour la première fois lorsque j’étais jeune et ceci n’a pas suscité beaucoup de questionnements en moi. Toutefois, ma deuxième incarcération, celle à l’origine de ce livre, a suscité des interrogations profondes et une remise en question sérieuse. Il fallait ainsi les publier au grand jour.

L’écriture m’a permis de comprendre comment une personne peut se retrouver dans cette situation, car tout le monde peut dérailler. Avec l’écriture, je cherchais à questionner mon dérapage, sans nécessairement chercher les bonnes réponses. Trouver ces dernières est peu important car les réponses, comme tout dans la vie, sont évolutives. Ce qui est important est de se poser la question. Cela permet un travail introspectif – ça incite un mouvement, un processus, une évolution.

Trouver le sens de la prison 

Le sens est existentiel. Je l’ai toujours cherché dans les choses que je faisais et vivais. J’ai pu ainsi trouver le sens de la peine. Pour moi, la prison était salvatrice. Elle m’a sauvé, de quoi, je ne sais pas, mais c’était un remède pour mon état d’esprit. Elle m’a recadrée alors que j’étais déraillée quand je suis rentrée. J’ai toutefois pu observer que pour certaines de mes codétenues , l’enfermement n’avait pas de sens. S’agissant des efforts pour expliquer la faute et la raison de l’enfermement, je ne suis pas tout à fait convaincue que le système carcéral fait un bon travail à ce propos.

Dans une certaine mesure, ceci dépend aussi de l’esprit de la personne. Pour moi, l’état d’esprit était de se reconstruire, en tout cas en partie.. Mais une personne qui entre en colère, restera en colère. Par exemple, les personnes dépendantes qui
se retrouvent soudainement sans produit et dans un état de lucidité peu coutumière chez elles, seront probablement dans l’opposition, avec un sentiment de punition. Dans ces cas-là, la peine n’amène à rien. En sortant, la personne va se comporter de la même façon qu’avant, car elle n’a pas perçu le sens de la prison. Le fait d’enfermer les gens sans effectuer un travail sur le sens de la punition n’est pas efficace. L’enfermement peut servir à des personnes comme moi, ayant déjà effectué une réflexion en amont, sans s’accuser ou de se positionner en victime. Il s’agissait pour moi d’utiliser ce temps pour réfléchir aux raisons qui ont déclenché ce burn-out, cette dépression.

Interview de Marina Jaques
par Melody Bozinova