« Un mur pour horizon »
C’est le titre choisi par la photographe Laurence Rasti pour l’exposition qu’elle a montée au Musée des beaux-arts du Locle entre octobre 2024 et avril 2025, après un long travail d’apprivoisement réciproque avec les détenus de la prison La Promenade à La Chaux de Fond. Plusieurs mois de rencontres avec eux pour développer l’écoute, l’expression, l’écriture et l’image et construire ensemble un parcours muséal à plusieurs voix. L’exposition est accompagnée d’un grand et beau livre consacré non seulement aux photographies, mais aussi aux ressentis, aux doutes et aux critiques de la photographe, aux paroles et aux revendications des détenus, ainsi qu’aux commentaires et réflexions de Luca Gnaedinger, doctorant à l’Université de Neuchâtel. Sous le titre « Pour qui sont faites les prisons ?», ce texte vient ajouter aux images et aux paroles de l’exposition une dimension contestataire envers le système carcéral, ses injustices et ses échecs.
Images et paroles, le quotidien d’un pénitencier.
« La prison de la Promenade », à La Chaux de Fonds, porte un joli nom mais il ne correspond pas vraiment à ce qu’il s’y passe : les détenus ne se promènent guère car ils vivent en cellule 23 heures sur 24. Mais ils ont des choses à dire et ne s’en privent pas. A défaut d’arpenter les rues ensoleillées de la ville, ils ont saisi l’occasion que leur offrait la photographe Suisso-Iranienne Laurence Rasti pour devenir à la fois les auteurs et les acteurs de leur propre histoire. Après de longs moments d’interaction avec l’artiste et sa caméra, neuf des quelque nonante détenus ont co-construit un narratif carcéral par l’image et le texte qui a fait l’objet d’une exposition, d’octobre 2024 à mars 2025, au Musée des Beaux-Arts de la ville du Locle. Ce projet, c’est celui qu’avait retenu, en 2024, la quatrième édition de « l’enquête photographique neuchâteloise ». « Un choix courageux », « un sujet éminemment difficile à traiter en photographie », selon les mots du président de l’«Association pour la promotion de la photographie dans le canton de Neuchâtel ».
Dans un large et lumineux espace sont mises en scène les différentes formes d’expression contrastées des co-auteurs de l’exposition : les photographies couleurs de Laurence Rasti de la belle maison bourgeoise de la rue de la Promenade devenue prison, la vue qu’on a des fenêtres sur la ville ensoleillée et ses espaces verts, mais aussi des perspectives sur l’environnement en images vaporeuses et grises, ou, en plus brutal, des clichés des barricades, murs de béton et alignements de rouleaux de barbelés qui verrouillent le bâtiment. A l’entrée, l’œil est attiré vers les surprenantes images fantomatiques en bleu sur fond blanc, réalisées par les détenus: on y devine une main tendue vers une sorte de croix, un paire de lunettes dans le flou de la nuit ou des apparitions surréalistes, issues des appareils de cyanotype ou sténopé. Sur les murs d’en face, les images sombres des cellules, en noir et blanc violemment contrastés. Au milieu de la grande salle, dans une sorte de cabane en bois brut, défilent, à un rythme d’une lenteur insupportable, évocatrice du temps long de l’enfermement, les portraits en pied des détenus engagés dans cette aventure. Plus loin, des dizaines de feuillets bleus ou blancs fixés par des pinces à linge comme une lessive sur un étendage, sur lesquels figurent des demandes adressées par les détenus à la direction de l’établissement.
Demande :
« À l’attention de M. le directeur :
Suite à un prélèvement sur mon compte libre d’un montant de 149 fr. et de 149 fr. 80 sur mon compte de réserve pour des frais de dentiste, je ne souhaite plus aller chez ce dentiste qui est de l’UDC. Le problème, ce n’est pas l’intégration, c’est lui qui doit nous intégrer dans sa tête. Maintenant, je n’ai plus d’argent sur mon compte libre. Ils m’ont tout pris à la comptabilité. Comment je vais faire pour parler avec ma fille et ma famille et cantiner des choses pour tenir jusqu’à la prochaine cantine. Je pense que ces personnes qui font la comptabilité nous punissent tout simplement. Je suis pas très croyant, mais si Dieu existe, la seule position à donner aux Humains, c’est la connaissance, et probablement ces gens-là, ils n’ont aucune connaissance de ce qu’il se passe. Ils oublient les détenus quand ils rentrent le soir dans leur grande maison…
Merci M. le directeur »
Réponse :
« Sachez que je comprends votre souci de pouvoir communiquer avec vos proches et de pouvoir cantiner pour améliorer votre séjour en détention. Cependant, je dois vous signaler que les personnes qui sont en liberté doivent également souvent se priver de certaines choses pour pouvoir payer leurs frais dentaires. Il ne s’agit pas d’un choix de la comptabilité, mais bien d’une règle de notre société. Sachez en tout cas que personne ne souhaite vous punir dans cet établissement. Nous faisons notre travail, je crois, avec humanité, mais nous sommes tenus par des contraintes que nous ne maîtrisons pas »
De tout cela, le plus impressionnant, c’est le mur qui barre presque entièrement la porte d’entrée de la salle d’exposition comme un bloc de béton infranchissable, évocation des portes blindées de la prison elle-même. Placés à différents endroits dans l’exposition, ces murs, qui illustrent le titre donné à l’exposition tout entière, portent des messages gravés par des détenus comme des graffitis que les prisonniers laissent sur le mur de leur cellule.
Le mur
« Ici, il y a un bâtiment ils ont la vue sur la ville. Moi je l’ai pas mais je préfère comme ça parce qu’il y a plein de fois où on est tout seul, on cogite. Si on se met à la fenêtre, on commence à regarder, on voit les gens partir en soirée, on voit la vie tout simplement et on a juste envie d’y être. Moi j’ai pas la vue sur la promenade, il y a un mur et voilà »
Après les images, des propos qui invitent à la réflexion
Si l’exposition au Musée des Beaux-Arts du Locle n’est prévue que jusqu’au 17 mars 2025, le magnifique livre qui l’accompagne est toujours d’actualité[1]. Cette publication grand format présente non seulement tous les éléments de l’exposition : Photos, portraits, murs gravés, notes des détenus à l’intention de la direction et réponses de cette dernière, mais elle éclaire également la motivation de la photographe Laurence Rasti, le processus de mise en œuvre adopté et le bilan qu’elle en tire. Elle s’en explique dans un entretien avec Federica Martini, philosophe, spécialiste de la communication culturelle, professeure à la HEAD de Genève. On apprend ainsi qu’à l’origine du projet, la photographe entendait développer sa vision critique du système carcéral, un défi, vu « les limites permanentes qu’implique toute forme de collaboration avec n’importe quel établissement pénitentiaire par définition difficile à déverrouiller ».
La prison de la Promenade est un établissement réservé à des courtes peines, soit en vertu de l’attente d’un jugement ou, au contraire, de l’exécution anticipée d’une peine, soit en compensation d’amendes non payées, sanctions pour séjour illégal, deal de rue, ou autres infractions de peu de gravité. La plupart des détenus sont des étrangers. Déterminer comment la photographe pouvait s’assurer la participation des détenus dans la préparation et le montage de l’exposition et lesquels pouvaient être désignés comme participants fut un long processus, accompli en collaboration avec la direction de la prison, tant en vertu des objectifs précis de la photographe et de ses préoccupations éthiques qu’en raison des exigences de contrôle et de sécurité de l’établissement pénitentiaire. En fonction de leur statut pénal, ou pour des raisons personnelles, certains détenus furent écartés. Pour les neuf personnes finalement retenues, chaque texte écrit, chaque photographie prise, chaque interview réalisée avec l’artiste devait être contrôlée, visionnée ou lue par la direction. Malgré ces contraintes, Laurence Rasti se dit reconnaissante pour la confiance que la direction de l’institution lui a témoignée. Dans son entretien avec Federica Martini, elle évoque cependant avec force les difficultés et les regrets que lui a causé ce processus qu’elle a ressenti comme un rapport de domination vis-à-vis des détenus : « travailler dans une prison et entrer en contact avec des personnes qui sont déjà dans un système de contrôle et de manque de liberté, et donc de violence », à quoi s’ajoutent différentes formes de discrimination qui créent un rapport d’inégalité, tout cela rend difficile la quête de la confiance des détenus, aussi bien à l’égard de l’artiste elle-même, que de l’invitation à s’exprimer adressée aux détenus.
Le mur
« On vous broie dès l’arrivée quand vous arrivez la première fois en prison et que vous êtes enfermés 23 heures sur 24. Pourtant, l’article 35 CP dit que la prison doit en tout premier lieu servir à réinsérer, mais il n’y a aucune forme de réinsertion pour ceux qui sont étrangers. Et je vous parle même pas des sans-papiers ».
Pour atténuer cette dissonance, Laurence Rasti proposa de rémunérer les détenus qui participaient à la création des éléments et au montage de l’exposition, ce qui ne fut pas autorisé. En revanche, le directeur : (son nom n’est jamais mentionné ni dans l’exposition ni dans le livre) la rassura avec ces propos : « Vous ne vous rendez pas compte à quel point le simple fait que vous soyez venue accorder de l’attention à des personnes qui n’en ont jamais est important ». Persistant à douter de la pertinence de la photographie dans une prison, elle aspire au moins à « offrir aux détenus un espace d’écoute pour « la remise en cause du système pénitentiaire ».
Comme le relève Federica Martini, le travail de recherche préalable au projet « faisait un état des lieux sur les liens entre le racisme systémique, les inégalités économiques et l’emprisonnement », ce que Laurence Rasti confirme en ajoutant que « la prison est un espace public, qui dépend d’une loi et donc d’une volonté publique, mais elle est inaccessible ». Au moins revendique-t-elle un rôle de « transmetteuse pour montrer au public ce que la prison fait subir ». « Dans mes projets, j’ai rarement eu à faire face à une telle asymétrie de pouvoir », « en tant que photographe (…) ce que je voudrais montrer, c’est l’échec du système. Il y a une évidente contradiction entre ce qui est écrit [dans le Code pénal] et la réalité de ces personnes qui, une fois sorties de prison, seront dans une situation de précarité encore plus grande. (…) ». « En lisant leur dossier, en dialoguant avec elles, j’ai ressenti constamment de la honte de faire en quelque sorte partie du système, et aussi une très grande tristesse. J’avais le désir de rendre leur humanité à ces personnes ».
« Pour qui sont faites les prisons ? »
L’exposition présentée par le Musée des Beaux-Arts du Locle offre des éléments diversifiés faits d’images et de paroles du quotidien, tantôt riantes, avec des vues colorées sur l’environnement citadin de la prison, tantôt sombres, floutées, ou carrément noires. Les textes des murs et les demandes adressées par les détenus à la direction nous font sentir le poids des préoccupations quotidiennes, parfois triviales, parfois revendicatives ou fatalistes, mais sans arrogance ni agressivité. On pénètre dans cet espace clos avec un sentiment de lourdeur, de lenteur, voire d’inutilité. C’est la vie d’une prison qui apparaît sous nos yeux dans sa banalité, sans invitation explicite à réfléchir sur le sens de la sanction pénale, sur son utilité et sur la destinée de celles et ceux qui s’y trouvent enfermés.
En revanche, le livre qui accompagne l’exposition apporte, presque brutalement pourrait-on dire, une critique virulente de ce temps arrêté, inutile, sans perspective qui est celui de la prison, et de ses échecs. Les réflexions proposées par Luca Gnaedinger, doctorant en géographie à l’Université de Neuchâtel, auteur d’une thèse portant sur « la prison et le contrôle de l’immigration en Suisse » fracasse les images douces amères du quotidien auquel semblent se plier les détenus. Ce texte explicatif rejoint et complète par les mots, la réflexion et les références culturelles, ainsi que le ressenti de la photographe Laurence Rasti. On en sort perplexe : le visiteur a-t-il eu tort de regarder avec bienveillance les contributions des détenus accrochées aux murs du musée, alors qu’il aurait fallu se révolter ?
Après avoir rappelé les quatre fonctions qu’est censée remplir la prison : dissuader la population de commettre des infractions, punir l’auteur du délit, empêcher la récidive et travailler à sa réinsertion, il conclut : « la seule chose qui marche, c’est la souffrance ». Pour le reste, les prisons ne remplissent pas ces objectifs. Mais si on ne les démolit pas, c’est qu’elles servent à autre chose. Selon l’ auteur : elles contribuent à « aménager les transgressions dans une tactique générale des assujettissements ». Il importe toutefois de préciser que la Promenade n’est pas toutes les prisons. Ce n’est pas là que sont enfermés des criminels, des assassins, ou des escrocs. On y trouve principalement des personnes sans ressources ou en situation précaire et des immigrés, notamment des sans-papiers. Beaucoup d’auteurs d’infractions sont enfermés systématiquement en préventive, de peur qu’ils ne disparaissent dans la nature, même pour un petit vol. D’autres ont été condamnés à des amendes pour séjour illégal ou pour d’autres raisons et sont incarcérés en raison de leur insolvabilité. Il en va de même avec les « peines pécuniaires » ou « jours amendes » introduites dans le code pénal en 2007 pour éviter les courtes peines de prison. Pour les auteurs d’infractions les plus démunis, pas de salut de ce côté-là, ni grâce aux alternatives à la prison (surveillance électronique ou travaux d’intérêt général). Et l’auteur de citer Didier Fassin : « Plutôt que le «QUE punit-on » il faut se demander « QUI punit-on ».
Le mur
« Vous sortez, c’est comme si vous saviez que vous allez revenir dans douze mois, parce que je serai obligé de commettre certaines infractions afin de survivre. Parce que c’est pas avec 250 francs d’aide d’urgence par mois que vous survivez ».
« Si [la Suisse] enferme relativement peu en comparaison internationale, [elle] se révèle particulièrement sévère vis-à-vis de certaines catégories spécifiques de la population ». Le système carcéral ne reflète pas seulement une inégalité économique de base avant la prison, mais il « produit des effets importants de stigmatisation, de déclassement, de différenciations au sein de la société ». Luca Gnaedinger s’aligne sur les analyses de Michel Foucault qui, estime-t-il, n’ont pas vieilli en cinquante ans. « Le fonctionnement de la pénalité en Suisse repose en partie sur un implicite racial », présent dans le « profilage des agents de police », et dans « les discriminations judiciaires directes et indirectes à l’encontre des immigrés sans permis de séjour ». Selon l’auteur, cet implicite découle d’une division coloniale du monde. Par le traitement particulier que le système pénal continue à faire subir à certains groupes de la population, il apparaît donc lui-même comme producteur d’inégalités. Poussant même plus loin son raisonnement, l’auteur franchit une barrière politique : reprenant à son compte l’hypothèse selon laquelle « la forme que prend la pénalité dans une société est d’abord déterminée par la forme qu’y prennent les rapports sociaux de production (…). Autrement dit, ce qui est nécessaire au fonctionnement d’une économie capitaliste ». Dès lors, la prison fonctionne comme « un outil essentiel à la légitimation et au maintien de l’ordre social ».
A vrai dire, on ne s’attendait pas à trouver ce positionnement critique dans le cadre d’une réalisation culturelle accomplie dans une institution plutôt tranquille, dont la réputation n’est pas celle d’une cellule contestataire. Avouons que cette remise en question vient à point nommé pour ouvrir ou poursuivre le débat sur le sens et la légitimité de l’enfermement.
Demande :
« A l’att. De M. le Directeur de la prison de la Promenade »
« Concerne : « Ras-le-bol général. »
« On vous écrit à contre-cœur car on veut plus vous écrire cinquante pétitions qui aboutissent pratiquement sur rien et faire plein de lettres tout le temps, mais là, l’urgence se fait sentir pour tout le monde.
Si on vous écrit, c’est que notre compréhension est à bout de souffle et de moins en moins solide (…). Certains disent que vous êtes trop jeune, alors que nous croyons en vous car vous avez toujours su être à l’écoute et on vous considère comme le capitaine. Alors nous avons décidé de communiquer avec vous directement. Un ras le bol des réponses toutes faites, stériles, inutiles, qui ne servent à rien et qui énervent encore plus les détenus (…). On vous demande de voir cette liste des cantines et de réfléchir en tenant compte du fait que les produits de première nécessité qui sont le plus achetés ne sont plus là, (…) alors qu’on nous a enlevé les produits de qualité, dont les gaufrettes ou les pâtisseries ou le chocolat, les plus consommés chaque semaine.
Maintenant il y a aussi un gros souci au sujet d’une réduction du personnel qualifié, (…) comme par exemple quand nous écrivons sur le peu de place qu’il y a sur les fiches bleues à notre disposition, en écrivant le maximum de détails, pour qu’ensuite, après une attente de trois semaines nous recevons un réponse pas acceptable comme « veuillez s’il vous plaît préciser votre demande ». Et cela, c’est une triste réalité de notre quotidien pour tous les détenus. En plus, souvent, pour la demande que nous avons, les dates butoir sont passées.
Nous vous demandons s’il vous plaît de régler les soucis que nous subissons quotidiennement, créant tensions et désarroi, car nous gardons encore patience et compréhension pour le bon état d’esprit de l’établissement de la Promenade (…). Voilà pourquoi nous vous écrivons dans l’espoir que notre confiance soit à la hauteur de votre fonction. Dans l’attente rapide d’une réaction positive de votre part, nous restons ouverts à toutes les éventuelles questions. Veuillez agréer, Monsieur, nos salutations distinguées. Les détenus de la Promenade ».
Anne-Catherine Menétrey-Savary
Notes
[1] L’exposition peut-être aussi, pour autant qu’elle soit prolongée ou présentée ailleurs




