Infoprisons

Parfois, l’élastique lâche : Interview de Saskia Perrin

« Parfois, l’élastique lâche » : c’est le titre du roman que Saskia Perrin, notre ancienne collègue d’Infoprisons, vient de publier aux Editions Baudelaire à Lyon. « Comment appréhender le temps et l’espoir en étant enfermé en prison ? Et surtout, comment reconstruire sa vie et accorder sa confiance une fois dehors ». C’est ainsi que Saskia résume les questions que pose la trajectoire de Keyla, sa jeune héroïne. Un roman très dense, qui retrace le parcours d’une jeune femme en dérive, et qui interroge avec finesse ses émotions et ses sentiments.

L’histoire de Keyla n’est pas racontée de façon linéaire comme un récit : elle se construit à partir de divers éclairages, dans le temps et dans l’espace, comme un tableau qui se décompose et se recompose, illustrant la complexité du personnage. La prison ne prend pas toute la place, mais elle apparaît comme un moment charnière, abordé dans sa dimension psychologique. « Parfois l’élastique lâche » est un livre riche, qui scrute les profondeurs des sentiments, qui interroge l’utilité de la case prison, dans un style agréable et une écriture élégante.
Nous avons rencontré Saskia chez elle, avec une foule de questions concernant sa démarche d’écriture, et bien sûr la prison, ce qui peut y mener, les traumatismes qu’elle provoque et l’état dans lequel on en sort.

Q. Quel était ton objectif en écrivant ce livre ? Quel message voulais-tu faire passer ?

A travers ce livre, je souhaitais montrer qu’il n’y a pas une catégorie de personnes « à part » qui peut passer par la case prison. Tout le monde peut cumuler des difficultés dans sa vie, et, à un moment donné, décrocher et commettre un délit. Ces personnes ne sont pas forcément définies par le délit ou le crime commis et peuvent se reconstruire par la suite. De même, les prisons font partie de notre société, en sont le reflet, et on ne peut pas les considérer comme une entité à part.

Q. Si tout le monde peut une fois où l’autre se retrouver en prison, cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de facteurs de risque spécifiques, et, partant, pas de prévention possible ?

Il y a bien des facteurs de risques qu’il faut prendre en considération, mais qui ne conduisent pas forcément en prison. La situation familiale, le milieu socio-économique et l’environnement de vie notamment sont des facteurs de vulnérabilité (ou au contraire de protection) très importants. Il faut bien sûr en tenir compte dans les programmes de prévention, sans tomber dans des catégorisations contre-productives.

Q. Keyla, le personnage principal, est présentée comme une jeune femme « ordinaire ». Or on apprend en cours de lecture qu’elle a vécu les disputes puis la séparation de ses parents, la disparition de son frère, un déni de grossesse et la mort de son enfant, puis la dérive dans la drogue : ce n’est pas très « ordinaire ».

Elle est « ordinaire » dans le sens où elle a vécu une enfance paisible, dans un environnement relativement protégé, puis une adolescence mouvementée, comme beaucoup, avec des peines de cœur et des conflits au sein de sa famille. Elle connaît ensuite des fractures moins courantes, qui vont s’accumuler et se renforcer, la plonger dans la noirceur. Elle va se réfugier dans la drogue, ce qui constitue souvent un engrenage dont il est très difficile de sortir. Elle n’a plus confiance en elle-même, ne sait plus comment renouer avec ses proches, ni comment retrouver une vie stable et sereine.

Q. Incidemment, on apprend que Keyla travaille dans une banque : ça surprend ! Est-ce voulu ? peut-être pour montrer qu’en prison il n’y a pas que des prolétaires, des paumés… ?

Exactement, cela rejoint ce que je disais sur l’intention de ce livre : il n’y a pas un profil-type, un « eux » versus un « nous ». Cela peut susciter une plus grande ouverture face aux trajectoires de vie brisées. Sans tomber dans l’angélisme, ce roman a pour but de mettre en évidence la singularité des parcours, la force de la résilience et la nécessité de cultiver la tolérance et l’empathie dans nos sociétés pour donner tout son sens à la Justice. Si ce récit peut susciter la réflexion chez des personnes qui ne connaissent pas l’univers carcéral, ce serait déjà une belle réussite.

Q. Pourtant sur la prison en tant qu’institution tu ne dis pas grand-chose …

Je me suis concentrée sur le parcours de Keyla et sur la manière dont elle vit ce moment d’enfermement. Je parle davantage des ressentis de la prison, les sons, la peur, la difficulté d’appréhender le temps. C’est ce qui explique la construction du livre avec des bonds dans le temps. Pour le lecteur ou la lectrice, cela demande un effort supplémentaire pour recomposer les différents morceaux de la vie de Keyla, mais l’idée était de souligner à quel point la perception du temps est chamboulée en prison : le présent est organisé par l’institution, le passé tourne en boucle, et le futur est presque impossible à imaginer.

Q. Ton héroïne est une femme, dans une prison pour femmes : c’est une situation particulière : est-ce voulu ?

Tout à fait. C’est particulièrement dur pour les femmes. Elles sont désavantagées par rapport aux hommes parce qu’elles sont moins nombreuses et que les établissements sont moins bien équipés. Parfois elles sont dans une section « femmes » d’un établissement pour hommes, ce qui complique un certain nombre de choses.
La thématique de la maternité en prison est aussi extrêmement complexe. Keyla, elle, a perdu son enfant, mais elle souffre d’autant plus de ce traumatisme en étant emprisonnée. Dans les prisons pour femmes, certaines mères peuvent avoir leur enfant avec elles les premières années, mais cela pose beaucoup de questions pour le développement de l’enfant. De manière générale, les visites au parloir peuvent aussi être très dures pour les enfants comme pour les parents. Certaines mères décident de se sacrifier et refusent les visites de leurs enfants pour qu’ils ne voient pas le « marasme » de la prison. Les liens brisés constituent une souffrance des deux côtés du mur.

« A ces temps discontinus s’ajoutait l’étalement de l’univers carcéral sur la vie après la prison ». (p.64)

« La promenade était terminée. Chacune rejoignit sa place. Cliquetis des verrous. Puis le silence, rythme soumis, trajectoire autoritaire, cassure parfois dans l’ombre des corps qu’il attache – cris de détresse, noyés par d’infâmes substances, brisés par le simple déroulement de l’acte nocturne, performance fidèle, tonalité immuable. Ces scènes, dénudées de la continuité infaillible des activités quotidiennes, plongeaient Keyla dans son émoi, laissant ses regrets l’assaillir dans une abyssale tourmente. » (p.49)

Q. En lisant ton livre, on a l’impression que la prison ne fait rien en termes de réinsertion. En fait, c’est sa co-détenue qui « sauve » Keyla du désespoir.

C’est vrai que je ne parle pas de la justice ou de la prise en charge car je voulais que le lieu du récit reste flou. Mais il existe tout de même de nombreuses démarches qui favorisent la réinsertion. Les travailleurs sociaux (au sens large) peuvent avoir un impact déterminant (si on leur en donne les moyens), de même que les programmes de formation axés sur l’apprentissage d’un métier recherché sur le marché du travail. Une assistance de probation, par exemple, avec un accompagnement et des interdictions et obligations à respecter, peut favoriser la désistance (la sortie du comportement délictueux).
Condamnée pour trafic de stupéfiants, Keyla ne remet pas en cause ce jugement. Elle l’accepte parce qu’elle est rongée par la culpabilité. Par contre, une fois en prison elle se pose des questions sur cette institution, son sens, ses paradoxes. Cela dit, je reconnais que cette condamnation pose une vraie question, car de nombreuses personnes à travers le monde sont incarcérées pour des délits liés à la consommation et au trafic de stupéfiants. Le risque est que la prison les isole et les brise encore davantage.

« Le passage par la prison ne pouvait être effacé ; après avoir été à l’intérieur, l’extérieur ne serait plus jamais pareil, le dehors serait toujours une sorte de prolongement du dedans. Le temps du passé ne pourrait pas toujours être réapproprié. Des parcelles de vie ne seraient plus accessibles, des liens seraient pour toujours distendus. Des relations d’amitié, de couple, mais aussi de mère à enfant. Les visites de ceux-ci n’étaient jamais suffisantes pour combler l’absence. Certaines mères refusaient d’ailleurs de voir leur enfant. Leur imposer le marasme de la prison et s’imposer le déchirement de la réparation relevait d’un choix impossible. Valait-il mieux grandir sans mère ou avec une mère en prison ? Personne ne pouvait répondre à cette question, et personne ne pouvait la poser à la place de ces mères déchirées de l’intérieur. (p.63).

Q. La focalisation sur le personnage de Keyla laisse dans l’ombre les autres personnages du livre. En revanche, sur l’héroïne, tu nous offres une réflexion psychologique approfondie et des analyses fines et sensibles de ses états d’âme. Comment as-tu acquis cette compétence ?

En effet, c’est un roman très introspectif. Tout ce que Keyla ne perçoit pas, ne voit pas, n’est pas présent dans le livre. Le lecteur vit son histoire en étant plongé dans son esprit. C’est comme ça que ce roman m’est venu, je trouvais que ça collait bien à la thématique, mais le prochain sera différent !
La psychologie est un domaine qui me passionne, même si je ne suis pas experte. J’ai une grande capacité d’empathie, qui peut parfois être pesante, mais qui me permet de me mettre à la place des autres et de tenter d’imaginer ou de comprendre leur ressenti face à une situation. Grâce à mes expériences professionnelles, j’ai aussi été en contact avec de nombreuses personnes dans des situations très difficiles et potentiellement traumatisantes. Cela m’a permis de comprendre beaucoup de choses sur la psychologie humaine, la résilience et la gestion des traumatismes.

« Ainsi, au-delà même du sentiment amoureux, elle avait retrouvé la foi. Une croyance dans la vie, l’univers, l’amour qui prolonge les corps et surpasse les esprits. Elle ne cherchait plus, ne tombait plus, mais voyait les rires dans les champs de tournesol, de la lumière dans les forêts, de la douceur dans le vent, et tout en elle s’engageait à se lier à ce monde qui n’était plus solitude, tourmente, noirceur, mais sérénité, apaisement, liberté ». (p.123)

Q. A la fin du livre, on redoute un peu un Happy End avec une belle histoire d’amour ! L’histoire d’amour existe, mais pas sans le doute, les remises en question et la fuite. En fait, Keyla parvient-elle à se reconstruire, à s’en sortir ? Grâce à quoi ?

Keyla va s’en sortir, grâce à l’amour notamment, mais la reconstruction n’est pas linéaire. Elle peut être constituée de bonds en arrière, qui ébranlent tout, surtout lorsque les fondations sont encore fragiles. Le chemin est long, et différent pour chacun. Il faut aussi accepter les rechutes, qui ne signifient pas forcément un retour à zéro. Malgré tout, c’était important pour moi de terminer avec un message d’espoir, de montrer que « sous les décombres de la douleur, la paix existe » (p. 85).

Interview de Saskia Perrin
par Anne-Catherine Menétrey-Savary