Infoprisons

Kevin : un parcours qui ressemble à la chronique d’une mort annoncée

Les lecteurs de notre bulletin Infoprisons connaissent déjà Kevin (nom d’emprunt), un détenu dont nous avons déjà parlé et dont nous avons publié les témoignages « Quand la prison tue l’espoir : le parcours douloureux d’un détenu lourdement condamné » et « La résignation, voilà peut-être le vrai visage de la liberté  ». Depuis décembre 2019, date de la parution de son témoignage, il s’est passé quelques péripéties, responsables d’une alarmante dégradation de sa situation. Aujourd’hui, après au moins quatre tentatives de suicides, Kevin est de nouveau enfermé en régime de sécurité aux EPO, confronté au refus obstiné de l’autorité pénale d’accéder à sa demande de transfert vers la prison tessinoise de La Stampa.

Pour rappel, c’est en 2018 que Bertrand Trachsel et moi-même avons rencontré Kevin pour la première fois à l’établissement de Bellevue à Gorgier. En février 2019, nous avons assisté à l’audience devant le tribunal correctionnel d’Yverdon où Kevin était entendu au sujet d’une demande de changement de sanction. Nous nous sommes ensuite réjouis de la décision de la justice de lever la mesure d’internement au profit d’un suivi thérapeutique. Transféré d’abord à La Colonie section fermée puis à la Colonie ouverte, Kevin pouvait aspirer à un élargissement de ses perspectives d’avenir. C’était sans compter avec l’arrivée du coronavirus et les restrictions qu’elle a entraînées dans les pénitenciers. Pour beaucoup, la pandémie fut synonyme de régression dans l’exécution des peines : plus de conduites ni de congés. De plus, Kevin finit par attraper le covid, ce qui entraîna une dégradation notoire de son état psychique. Une première tentative de suicide a lieu en juillet 2020. Néanmoins, fin 2020, l’évaluation de l’exécution de sa peine autorisait quelques espoirs : un transfert au Tessin et la possibilité de reprendre ses études de philosophie à l’Université de Lugano semblaient possibles, sinon probables. Or malgré un pronostic favorable, l’’Office d’exécution des peines (OEP) s’opposa à ce transfert.

La visite que nous fîmes Bertrand et moi à Kevin en juin 2021 nous laissa une impression pénible, ne serait-ce que pour les conditions exécrables faites aux visiteurs en raison des mesures sanitaires. Mais pas seulement. Un élément nouveau semblait avoir pris toute la place dans la tête et dans le comportement de Kevin : sa relation amoureuse, uniquement téléphonique mais de grande intensité, avec une nouvelle « compagne », après une rupture en 2020 avec la précédente. Plus rien d’autre ne semblait compter pour lui. Peut-être aurait-il fallu le mettre en garde, à ce moment-là contre les dangers des amours à distance ? Le respect de son intimité et l’impossibilité de se parler tranquillement dans le brouhaha de la salle nous en ont empêché-es. Notre inquiétude n’était pas infondée : en juillet, une dispute avec menaces de rupture et violences verbales précipita Kevin dans l’agressivité et le désespoir. Une deuxième tentative de suicide s’ensuivit. Plus question de transfert au Tessin : retour précipité au pénitencier de Bochuz, en milieu fermé. Pour Kevin, ce fut l’effondrement, même si la jeune femme pardonna et si la relation se poursuivit. Ce second tentamen fut suivi de deux autres en novembre 2021. A chaque fois, Kevin fut secouru in extremis, conduit à l’hôpital, puis à l’établissement de soins psychiatriques genevois Curabilis, avant d’être ramené à Bochuz, dans la même cellule que celle où il avait voulu s’enlever la vie…

Le 20 0ctobre 2021, Kevin écrit à Infoprisons par l’intermédiaire de Bertrand Trachsel : « C’est avec le cœur lourd que je vous écris aujourd’hui (…) Je crains que ce courrier soit le dernier à votre attention. Après deux tentatives de suicide (…) mon cauchemar continue mais mon combat se termine. Je ne serai jamais libéré tant que je suis en Suisse. Suite à mon hospitalisation, la dernière de septembre, les conditions dans lesquelles je me trouve sont invivables. Ma compagne, qui est tant critiquée par les autorités, est la seule personne pour laquelle j’essayais de me battre. Malheureusement je n’ai plus la force. Je passe 23 heures sur 24 en cellule, Je suis pétrifié d’anxiété et de peur au moindre contact avec le personnel carcéral. Je ne parle à personne, je n’y arrive plus ».

Le 9 novembre 2021, Kevin nous a adressé une autre lettre: « Mes propos peuvent parfois heurter, déranger, parce qu’ils reflètent une réalité que très peu peuvent concevoir dans un pays comme la Suisse. Et pourtant je dois les dire. (…) Bertrand, ma vie n’existe plus. Elle a été détruite ». Dans cette lettre, Kevin annonce son désir de quitter la Suisse et de renoncer à sa nationalité : il cherche un soutien politique pour une extradition vers un autre pays…

Une demande récurrente de Kevin et de ses avocat.es : un transfert au pénitencier de La Stampa

Le pénitencier de La Stampa est le premier établissement dans lequel Kevin fut détenu au moment de son retour d’Angleterre, où il avait purgé une peine de près de 5 ans, suite à la tentative de meurtre sur sa compagne. C’était en 2013. Ce séjour carcéral s’était plutôt bien passé : Kevin avait pu nouer des contacts, notamment avec sa professeure d’Italien, qui se considère aujourd’hui encore comme une mère de substitution. Il avait pu être intégré à l’Université du Tessin pour entreprendre des études de philosophie (des études toujours en cours, avec des arrêts et des reprises en fonction des changements de régime pénitentiaire). Aujourd’hui, la mère et des proches de Kevin vivent au Tessin. C’est pour toutes ces raisons qu’il demande ce transfert de manière insistante. Pour rappel, un rapport d’expertise psychiatrique rendu en juin 2017 préconisait un passage immédiat de Kevin en milieu ouvert, ce qui fut refusé. En août 2020, cependant, peu après la première tentative de suicide, l’unité d’évaluation criminologique estimait que ce transfert vers Lugano serait de nature à réduire significativement le risque de récidive. Ce préavis favorable n’empêcha pas l’OEP de refuser encore une fois cette demande. Un recours fut déposé contre cette décision, et la Chambre des recours, en novembre 2020, donna partiellement raison à Kevin, estimant qu’« il y a lieu de donner acte au recourant du fait qu’un éventuel transfert de son lieu d’exécution de mesure au Tessin pourrait apparaître pertinent à court ou moyen terme ».

Mais aucun transfert n’eut lieu à partir de cette date. C’est en juillet 2021 qu’eut lieu la dispute téléphonique entre Kevin et sa compagne. Il s’ensuivit un retour dans la section fermée des EPO puis une deuxième tentative de suicide. Depuis lors, toutes les portes se sont fermées. Il ne fut plus question d’un placement en milieu ouvert, encore moins d’une libération conditionnelle et pas non plus d‘un placement au pénitencier de La Stampa, même avec un régime fermé comme à Bochuz. Pourtant, Kevin persista à le demander et l’autorité pénitentiaire à le refuser. De recours en recours, l’affaire arriva jusqu’au Tribunal fédéral qui confirma le refus des autorités pénales le 22 février 2022.

Ce qui frappe dans ce combat entre l’autorité pénitentiaire, les tribunaux et les avocat-es de Kevin, c’est la non-prise en considération de l’état de santé physique et psychique de Kevin. Après quatre tentatives de suicide (dont deux dans le courant du mois de novembre 2021 et une autre en février 2022) et des séjours en milieu hospitalier, Kevin est systématiquement renvoyé dans la même cellule et confronté au même désespoir. La réponse de l’institution se limite à la mise en place d’une surveillance permanente pour prévenir une récidive sans proposer aucune alternative. Kevin n’a plus de suivi médical et psychothérapeutique depuis plusieurs mois et le service de médecine pénitentiaire refuse de se prononcer sur l’opportunité d’un transfert au Tessin. En septembre 2021, sur demande le l’OEP, la Commission interdisciplinaire consultative (CIC) aurait estimé que la perspective d’un transfert au Tessin ne reposait « sur aucun motif criminologique ou thérapeutique », et que cette éventualité serait examinée sur la base d’une nouvelle expertise psychiatrique. Dans quel délai ? Assez rapidement pour sauver Kevin du suicide ?

Cité par Fati Mansour dans Le Temps, l’arrêt du Tribunal fédéral se base sur les considérations suivantes : « Mon-Repos admet la grande détresse du recourant ainsi que l’existence d’un risque accru, mais estime que les autorités pénitentiaires ont été en mesure d’intervenir à temps pour le sauver et qu’il est encore raisonnable d’attendre l’expertise psychiatrique avant d’envisager la suite. » Selon le TF, la mesure thérapeutique ordonnée par la justice est prioritaire, et secondaire la reprise des études universitaires à l’Université du Tessin.

Pourtant, et cela dénote un flottement chez les autorités pénitentiaires, malgré cet arrêt, les autorités pénitentiaires vaudoises se sont finalement décidées à demander au canton du Tessin son accord pour un transfert, ce qu’il aurait refusé. Ce refus laisse sceptique l’ancien Conseiller aux Etats Dick Marty, qui connaît le dossier de Kevin et que nous avions sollicité pour accélérer le transfert et pour faire le lien avec l’Université en vue de la reprise des cours. Aux dernières nouvelles, le canton de Vaud cherche une solution en Suisse alémanique.

Une impasse tragique …

Face à cette situation, Bertrand Trachsel et moi-même, avec le soutien de Dick Marty, nous avons intercédé auprès des autorités politique et pénitentiaire (Office d’exécution des peines) en concertation avec les avocat-es de Kevin. En vain : « Il ne nous est pas possible de vous renseigner sur les motifs qui ont conduit l’Office d’exécution des peines (OEP) à rendre ses décisions ou sur les éventuelles procédures en cours », nous a répondu l’OEP le 5 janvier 2022.

Cette situation nous plonge dans la perplexité et l’inquiétude. Il faut reconnaître que ce dossier est complexe et que le comportement de Kevin, notamment dans sa relation à distance avec sa « compagne » a tendance à renforcer ses troubles de la personnalité. Peut-être faudrait-il conduire une réflexion plus globale sur les chances et les risques de ces amours à distance. L’attirance que des jeunes femmes éprouvent pour des détenus, peut-être dans l’idée d’être l’actrice de leur réhabilitation les met parfois en danger elles-mêmes, mais aussi celui auquel elles consacrent toute leur sollicitude et leur amour. On comprend que Kevin s’accroche éperdument à cette relation, mais on peut avoir l’impression que cet investissement le détourne de la nécessité de faire appel à ses propres ressources pour tenter de se reconstruire. Il faut toutefois reconnaître que son parcours carcéral ne lui a laissé aucun autre choix.

Condamné en 2008 à 4 ans et 8 mois de prison en Angleterre, enfermé maintenant depuis près de 14 ans, il s’est heurté à toute une série de refus, malgré la levée de l’internement au profit d’une mesure thérapeutique, malgré une expertise favorable à un élargissement vers une prise en charge en milieu ouvert qui n’a jamais eu lieu, malgré un placement temporaire à la Colonie ouverte. On garde l’impression très forte qu’un virage n’a pas été pris au bon moment, et que cette rigidité est la cause d’une régression psychique, physique et intellectuelle. Avec Kevin, nous sommes dans une impasse dramatique, dont l’issue ne peut être, comme il le dit lui-même, que l’enfermement sans perspectives d’avenir ou la mort. Dans cette situation, que le combat se porte sur un transfert à la prison de La Stampa semble dérisoire, surtout avec un régime d’exécution de peine identique. Pourtant, l’essentiel serait que quelque chose bouge enfin, qu’enfin la parole de Kevin soit entendue, que le retour systématique dans la même cellule après une tentative de suicide cesse, que la vie de Kevin soit protégée autrement que par une surveillance et un contrôle institutionnel constants.

« Nous sommes persuadés que 14 ans de détention, sans perspective d’avenir, pour un crime certes grave mais sanctionné d’une peine de cinq ans, est de nature à provoquer l’aggravation de la situation. Selon nous, cet homme est en danger de mort. (…) Dans une telle situation, il nous semble qu’un changement dans l’exécution de sa peine, si minime soit-il (…) est la seule chose qui pourrait contribuer à sortir [Kevin] de son désespoir. Se rapprocher de sa famille et de ses amis, reprendre ses études ou même simplement constater que quelque chose bouge enfin dans son cursus pénitentiaire pourrait l’encourager à entrer de nouveau dans un processus thérapeutique et à travailler sur lui-même dans un sens constructif. (…) On peut sérieusement se demander si l’on n’est pas en présence d’un traitement inhumain au sens de l’art. 3 de la CEDH ». Il s’agit là d’un extrait de la lettre que Bertrand Trachsel, Dick Marty et moi-même avons adressée le 16 décembre 2021 à l’OEP.

Même si nous reconnaissons qu’avec Kevin nous avons affaire à une personnalité complexe, difficile à appréhender, avec ses zones d’ombre, nous sommes convaincus que ce détenu souffre d’un profond désespoir. Certes, nous sommes conscient-es que les tentatives de suicide sont une forme d’appel de détresse en faveur d’un changement, mais en l’occurrence nous avons la conviction que ce comportement n’est pas une mise en scène. Les réponses données jusqu’ici par les autorités vaudoises nous paraissent inadéquates, voire cruelles. Nous sommes donc aujourd’hui dans la situation terrible d’être les spectateurs-trices à distance, impuissant-es d’une situation extrêmement dangereuse, désespérante et peut-être désespérée.

« La résignation, voilà peut-être le vrai visage de la liberté. Lorsqu’un individu est plongé dans le monde carcéral, il perd tout sens d’exister. L’individu perd sa personnalité. Il est objectivé par sa relation institutionnellement instaurée à travers les «strates» administratives qui forment l’appareil légal. L’individu cesse d’être, il devient chose : le danger, le malade, le risque, le coût, l’agresseur, le problème. Cette façon de percevoir l’homme, prima facie, détruit, déstabilise et pousse à l’aliénation. Le diagnostic, in fine, revêtira désormais la valeur, non pas du mal qui habitait l’individu au moment des faits, mais d’un étiquetage qui codifie les peurs d’une société en proie à ses propres démons. » (témoignage de Kevin, paru dans le Bulletin Infoprisons n° 27 (décembre 2019))

Anne-Catherine Menétrey-Savary