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Le rôle des juges dans les affaires climatiques

Actions en justice contre des États pour inaction en matière de lutte contre le réchauffement climatique, plaintes contre des entreprises pour atteintes à l’environnement ou encore actes de désobéissance civile pour le climat : depuis plusieurs années, les «affaires climatiques» se sont multipliées dans les tribunaux du monde entier. 

Plus de 2’100 litiges climatiques ont été recensés à travers le monde depuis 1990 [1]. Ces «affaires climatiques» ravivent les conflits de compétence entre le pouvoir judiciaire et le monde politique. Pour cette introduction au dossier «la judiciarisation de la politique», il est intéressant de s’arrêter sur le rôle des juges dans de telles affaires.

Rappelons tout d’abord que les contentieux climatiques ou environnementaux constituent en principe des moyens de renforcer l’engagement pour la préservation du climat, aux côtés d’autres moyens de mobilisation tels que des manifestations, des pétitions ou d’autres activités. Recourir à la justice n’est donc pas une fin en soi, mais un outil que les associations et citoyen·ne·s utilisent pour faire entendre leurs revendications [2].

Les contentieux climatiques peuvent prendre plusieurs formes. D’une part, des associations et/ou des activistes intentent des actions en justice contre l’État ou des entreprises. Par exemple, dans la célèbre affaire Urgenda, la fondation Urgenda, avec l’appui de plus de 880 personnes, a saisi la justice des Pays-Bas pour que cette dernière ordonne à l’État de réduire ses émissions de gaz à effet de serre. En Suisse, les «Aînées pour la protection du climat» ont déposé une requête visant à obtenir des autorités administratives fédérales qu’elles prennent des mesures afin de remédier à leur omission d’agir. Ils demandaient ainsi aux autorités d’arrêter d’agir de façon à mettre en péril les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. De telles actions en justice sont complexes d’un point de vue procédural. La qualité pour agir des personnes concernées et la recevabilité des actions peuvent en effet constituer un premier écueil, en particulier en droit suisse où les actions populaires (ou actions dans l’intérêt général) ne sont pas admises [3]

D’autre part, des activistes mènent des actions de désobéissance civile dont la légalité est jugée devant des tribunaux. Dans ce cas, il ne s’agit plus de contentieux de droit public ou de droit privé, mais de droit pénal. En Suisse, l’affaire de ce type la plus célèbre est celle de la partie de tennis fictive dans une succursale de Crédit Suisse [4].

Qu’il s’agisse d’actions en justice visant à condamner l’État ou d’activisme jugé par un tribunal pénal, le rôle des juges dans de telles affaires est particulièrement sensible. Après que de grands procès donnèrent raison aux ONG et personnes impliquées – par exemple, condamnation de l’État des Pays-Bas par la Cour suprême à réduire ses émissions de gaz à effet de serre ou acquittement en première instance des activistes ayant participé à la partie de tennis dans une succursale de Crédit Suisse – une partie de la doctrine juridique n’hésita pas à parler d’«activisme judiciaire» et à critiquer le rôle des juges dans de telles affaires. Ces débats mettent en évidence les différentes conceptions que l’on peut avoir du pouvoir judiciaire et du rôle des juges.

En Suisse, la tradition juridique n’octroie que peu de marge de manœuvre aux juges. La loi est censée être suffisamment claire et précise, elle émane d’un parlement et possède une légitimité démocratique. Le pouvoir judiciaire a pour tâche d’appliquer la loi, sans trop l’interpréter et sans se mêler de la politique. Cette conception d’un «positivisme juridique légaliste» ne correspond pourtant pas totalement à la pratique juridique. Les juges demeurent des êtres humains et des jugements de valeurs sont inévitablement présents dans le processus judiciaire pour passer de la loi, générale et abstraite, au cas, singulier et concret [5]. Il nous semble qu’il est donc nécessaire de faire preuve de retenue lorsque l’on parle de juges ayant outrepassé leurs fonctions en rendant une décision de justice «s’écartant de la loi». Le droit n’est pas figé. Il demeure dynamique, et il paraît important que l’interprétation des normes s’inscrive dans un cadre également dynamique et actuel, sans quoi les jugements se trouveraient particulièrement éloignés des enjeux sociétaux et des citoyen·ne·s à qui ils sont destinés. La stabilité du droit ne signifie pas son immobilisme.

S’engager sur la voie d’une justice climatique ou d’un «activisme judiciaire» n’implique pas de renoncer aux principes de l’État de droit, d’agir sans légitimité démocratique et de bafouer les législations nationales. Les juges peuvent rendre des jugements novateurs ou progressistes tout en respectant les cadres légaux existants. Pour ce faire, il semble nécessaire que «la démarche conséquentialiste du juge ne soit pas privilégiée au détriment du formalisme juridique propre à la logique déductive» [6]. En d’autres termes, pour que les juges puissent décider de renforcer la lutte contre le réchauffement climatique, il faut que cet objectif soit solidement ancré dans les valeurs politiques et sociétales. De plus, il paraît important que les tribunaux ne fixent pas de mesures concrètes à réaliser en matière de lutte contre le réchauffement climatique, sans quoi ils empiéteraient excessivement sur le terrain politique. Dans l’affaire Urgenda, la Cour suprême des Pays-Bas a par exemple condamné l’État à réduire ses émissions de gaz à effet de serre sans déterminer comment l’État devait s’y prendre pour atteindre l’objectif fixé par la Cour.

Deux autres particularités relatives aux affaires climatiques semblent renforcer la légitimité des jugements. Premièrement, les juges – à l’image du juge de première instance dans l’affaire de la partie de tennis dans une succursale de Crédit Suisse – peuvent s’appuyer sur des rapports scientifiques et sur les expertises de spécialistes du climat et de l’environnement. Il paraît évident que les connaissances scientifiques influencent les Parlements et les modifications législatives qui en découlent. De telles connaissances peuvent également avoir un impact sur les décisions de justice. Prenons pour exemple l’analyse de l’imminence d’une atteinte ou du risque qu’une atteinte se produise à l’avenir. Des analyses scientifiques semblent nécessaires pour cerner au mieux de tels enjeux.

Deuxièmement, il est intéressant de constater une évolution dans le domaine des droits humains consistant à intégrer des considérations écologiques dans l’interprétation des droits fondamentaux. L’on parle ainsi de «verdissement» des droits fondamentaux. Ce phénomène a pris une ampleur considérable notamment grâce à une résolution du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies du 8 octobre 2021, dans laquelle le Conseil reconnaissait un droit à un environnement propre, sain et durable. Ainsi, respecter les droits humains implique également de préserver l’environnement. En veillant au respect des droits fondamentaux, les juges ne portent nullement atteinte à la séparation des pouvoirs mais exercent un rôle essentiel dans un État de droit. Reprenons l’exemple de l’affaire Urgenda. Dans cette affaire, la Cour suprême des Pays-Bas a estimé que les droits fondamentaux à la vie et à la protection de la vie privée et familiale n’étaient plus garantis si les Pays-Bas ne réduisaient pas leurs émissions de gaz à effet de serre. En rendant une telle décision, les juges de la Cour suprême ont-ils/elles outrepassé leurs compétences de juges ou ont-ils/elles exercé leur rôle de garant·e·s des droits fondamentaux ?

Finalement, il est à noter que les phénomènes de judiciarisation de questions politiques ne sont pas nouveaux et ne se limitent pas à l’enjeu climatique. Dans un système fondé sur la séparation des pouvoirs, des tensions entre le monde politique et le monde juridique semblent inévitables. Au lieu de vouloir les régler par la prédominance des pouvoirs exécutif et législatif sur le pouvoir judiciaire, on peut estimer que ces tensions contribuent au principe de «check and balances», selon lequel les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire n’agissent pas de façon totalement indépendante mais s’équilibrent entre eux, exerçant un contrôle réciproque des uns sur les autres. Cette conception de la séparation des pouvoirs permet de justifier plus facilement un certain «activisme judiciaire» en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

Florent Morisod

Références

[1] Cf. p. ex. les statistiques de Grantham Research Institute on Climate Change and the Environnement at LSE and the Sabin Center at Columbia Law School, «https://climate-laws.org/».

[2] Cf. LEFEBVE Vincent, Urgence climatique, quel rôle pour les juges et la justice ?, La Revue Nouvelle 2019/8 no 8, p. 71.

[3] Le droit suisse connaît certes un droit de recours des associations à but non lucratif, mais ce dernier ne se limite qu’à certains domaines du droit ne comprenant pas les questions de politique climatique.

[4] Cette affaire sera traitée dans de prochains articles.

[5] Cf. PAPAUX Alain, Désobéissance « civique » et reviviscence du « bien commun » – Mésinterprétations et mésusage des décisions de justice en matière climatique, in : Bourg Dominique et al. (édit.), Désobéir pour la Terre – Une défense de l’état de nécessité, Paris 2021, p. 309.

[6] LAVOREL Sabine, Le rôle des juges dans l’émergence d’une responsabilité climatique des États, Revue juridique de l’environnement 2021/1 Volume 46, p. 59.