Immersion en détention provisoire: entre fiction et réalité
22h15, Monsieur X, 32 ans, se hâte pour rentrer chez lui. Sa femme et son fils âgé de trois ans l’attendent à la maison. Le froid mordant et le vent lui cinglent le visage, il allonge le pas. Enfin, il tourne la clef dans la serrure de sa porte d’entrée et la douce chaleur de son appartement l’envahit. Lorsqu’il lève les yeux, il se retrouve devant des policiers, armés, qui lui conjurent de ne pas émettre le moindre mouvement. Deux d’entre eux se précipitent sur lui, maintiennent ses mains dans le dos et lui passent les menottes. Monsieur X n’émet aucun son, tant la stupeur l’accable. Il croise le regard de sa femme, apeuré et où perce l’incompréhension. Son fils n’assiste pas à la scène, il se trouve dans sa chambre, endormi, mais le bruit l’alerte et le réveille. Entre les cris et les pleurs de sa famille, Monsieur X est embarqué par les forces de l’ordre. Il ne retrouve sa voix qu’une fois installé dans la voiture de police. Sur les raisons de son arrestation, il ne reçoit toutefois aucune réponse.
Au poste de police, Monsieur X est emmené dans la zone carcérale et se retrouve dans une pièce rudimentaire, pourvue d’un lit, sur lequel repose un fin matelas, et d’un coin toilette. Il n’y a pas de fenêtre, le regard sur le monde extérieur s’est subitement éteint. Ses yeux se portent alors sur les murs de la cellule et la lourde porte qui se referme dans un claquement sourd, un bruit qui signe la fin d’une liberté, du moins pour cette nuit. Les minutes se transforment en heure et s’égrènent inlassablement, comme ralenties et étranglées dans le goulot du temps, alors que les pensées, elles, au contraire, tournent en boucle en une danse incessante : « Combien de temps cela va-t-il durer ? Quelles preuves ont-ils ? Quand va-t-il pouvoir reprendre contact avec ses proches ? ». La nuit est longue, empreinte de solitude et d’incertitude. Monsieur X peine à s’endormir, trop d’émotion l’assaillent au sein de cette cellule où le corps est subitement contraint dans un temps qu’il ne contrôle pas et dans un espace imposé.
Le lendemain, Monsieur X est emmené au bureau du procureur, hagard et empli de doute. Il ne s’est pas douché et porte les mêmes habits que la veille, froissés par une nuit d’angoisse. On lui présente un avocat, commis d’office. Un parfait inconnu qui lui explique succinctement le déroulement de l’interrogatoire. Monsieur X est questionné durant une heure et doit s’exprimer sur les motifs de détention retenus contre lui. Confronté à de multiples accusations, Monsieur X ne sait que répondre. « Faut-il dire la vérité ? Mais cela ne risque-t-il pas de se retourner contre lui ? La police ne peut pas disposer de preuves contre lui, c’est impossible ! » Monsieur X préfère dès lors proférer quelques mensonges, ne pas tout dévoiler et émettre des demi-vérités.
Enfermé dans cette cellule où ne subsiste qu’une faible lueur, celle d’être un homme libre dans quelques jours, Monsieur X perd toute notion du temps. Le présent est englué dans un passé qui n’existe plus et un futur incertain. Les journées scandent au rythme des promenades autorisées, à raison de deux par jour et d’une durée de trente minutes. Toujours seul. La solitude le drape de son long manteau d’ennui. Monsieur X est également autorisé à prendre une douche par jour. Et si ces larmes coulent en même temps que l’eau lave son corps, cet instant lui permet de retrouver une forme de dignité. « Quel jour est-on ? Comment va son fils ? Sa femme et son enfant garderont ils des séquelles de cette arrestation ? ». Les jours se succèdent dans un tourbillon d’angoisse et de questionnements. « Depuis combien de temps est-il détenu ? A-t-il bien fait de ne pas dire toute la vérité au procureur ? ».
Tôt le matin, des bruits de pas se font entendre derrière la porte de sa cellule. Celle-ci s’ouvre, deux policiers l’attendent et lui demandent de le suivre. Monsieur X se questionne, « où l’emmènent-t-il ? ». Il retrace en sens inverse le chemin qui l’a mené au moins six jours plus tôt dans cette cellule. Une semaine perdue pour lui entre ces murs, avec pour seule refuge sa colère et son angoisse.
Dehors. À l’air libre. Il respire. Un souffle de courte durée, car une fourgonnette l’attend pour l’emmener ailleurs, encore. La seule certitude à cet instant précis est de ne pas savoir.
Durant le trajet, les menottes lui entaillent les poignets et il n’ose poser des questions. Les doutes subsistent mais ses pensées s’envolent vers sa famille. La fourgonnette s’arrête, la porte s’ouvre et Monsieur X découvre une cour encerclée de hauts murs et sur lesquels sont dressées des barbelés. Une lourde et imposante porte, qui s’ouvre automatiquement et uniquement de l’intérieur par un agent de détention, empêche tout risque de fuite vers l’extérieur. Monsieur X entend au loin les bruits de la ville, des rires d’enfants traversent les murs et lui parviennent, signes d’une liberté évaporée. Deux mondes qui s’entrechoquent. Une fracture dans le temps. En face de lui se dressent quatre marches, « où mènent-elles ? ». Il ne le saura peut-être jamais, car il est emmené vers une porte adjacente, en contrebas. L’entrée des prévenus. Lui qui a toujours aimé être dans la lumière, aujourd’hui il entre par la petite porte pour rejoindre l’ombre.
L’obscurité l’engloutit et Monsieur X sait qu’elle sera dorénavant sa plus proche compagne. Des agents de détention l’accueillent et l’informent de ses droits et obligations, notamment par le règlement intérieur de la prison. Ils lui demandent de déposer ses affaires. Sa vie d’avant se trouve alors étalée sous ses yeux, classée et étiquetée. Monsieur X se sent dépossédé de son ancienne vie.
Lorsqu’un prévenu passe le seuil de la prison, ce dernier peut emporter quelques-unes de ces affaires en cellule, notamment les objets ayant une valeur affective, à moins que des motifs de sécurité s’y opposent. Toutefois, la plupart des affaires sont confisquées, gardées le temps de la détention, tels que les objets de valeur (bijoux, argent) et/ou les vêtements et affaires qui pourraient être utilisés à d’autres fins (cravate, ceinture, papiers d’identité).

Survient la palpation et la fouille, dénudant Monsieur X de toute intimité. Dépossédé de sa liberté, on lui vole également son être et son corps. Un corps qui ne lui appartient déjà plus, soumis aux contraintes de l’incarcération. Une chair soudainement assujettie au regard de l’autre, tel que préconisé par le modèle réel et fantasmé du panoptique décrit par Bentham [1]. Aux doutes, aux craintes et à l’incertitude se succèdent des sentiments de honte. La saveur jadis agréable du toucher, promesse de plaisir, se mue en humiliation. À son nom et prénom qui subsistent, on lui octroie une fiche d’écrou. Il devient un numéro.
Monsieur X est accompagné jusqu’à sa cellule. Les couloirs se succèdent, vides de vie mais emplis de bruit. Les trousseaux de clefs s’entrechoquent. Les portes s’ouvrent devant lui avant d’être refermées en un claquement sec. Déjà Monsieur X perd en autonomie, ne décidant plus quelle direction emprunter ou porte ouvrir, même si la seule qui lui importe est celle de la liberté. Il arrive dans sa cellule, étroite et au sein de laquelle s’entassent déjà trois hommes. Trois individus si différents et au passé singulier mais qui pourtant se retrouvent pour partager un présent commun et unis par la faute d’avoir perpétré ou d’être accusés d’un crime. Chaque co-détenu, installé sur un lit, a décoré un pan du mur, vestige d’une ancienne vie morcelée et brisée, d’un passé révolu mais que chacun espère retrouver. Monsieur X salue ses nouveaux compagnons et s’installe sur la dernière place inoccupée. Des relents de fumée froide et de cannabis flottent dans l’air et imprègne les murs, sans toutefois pouvoir masquer l’odeur âcre de renfermé et d’humidité qui stagnent. Dans ce nouvel environnement, tous les sens de Monsieur X sont en éveil.
Disposée sur une table, une radio, une bouilloire, du café soluble et des miettes de biscuits. Quelques livres s’empilent également. Un frigo est coincé dans un coin de la cellule et au-dessus, est suspendue une télévision, objet de toutes les convoitises et source de conflits. Monsieur X prend alors pleinement conscience du piège qui s’est tissé autour de lui. Il est enfermé dans cette cellule 23h/24, pris dans un carcan temporel brutal et pénible. Seule vision sur l’extérieur, une fenêtre parée de barreaux. Au dehors, Monsieur X aperçoit une forêt, un pan de verdure qui lui permet de s’évader. Parfois un joggeur passe, encouragé par les cris d’un détenu de la cellule voisine. Puis vient la nuit. La première d’une longue série. Monsieur X espère trouver la délivrance dans le sommeil, mais cette liberté même lui est interdite. Les cauchemars s’emparent de son esprit, murmures d’un passé dissous. Les bruits sont envahissants. Une prison ne dort jamais.
Natalie Knecht et Lauriane Constanty
Notes
[1] Le panoptique est un type d’architecture carcérale imaginée par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIème siècle. L’objectif de cette structure était de permettre à un agent de détention, situé dans une tour centrale, d’observer toutes les personnes détenues et enfermées dans des cellules individuelles autour de la tour sans que celles-ci aient conscience d’être observées.