Infoprisons

C’est la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui fait avancer le droit, pas la Suisse !

Gaspard Genton répond aux questions d’Infoprisons. Avocat à Lausanne et défenseur des « zadistes du Mormont » G. Genton est aussi détenteur d’un Master avancé en Études politiques et de gouvernance et analyse des politiques publiques du Collège d’Europe, à Bruges. Interview réalisé le 8 août 2022.

Q. De manière générale, comment voyez-vous la place et le rôle de la justice ou des juges dans la démocratie ?

Le premier élément déterminant c’est la position de la loi dans l’ordre juridique. Une loi c’est la norme qui résulte du processus législatif ordinaire conduit par l’organe législatif. Dans les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, l’idée d’attacher étroitement le droit à la loi, notamment pour déterminer ce qui est juste ou injuste selon une orientation positiviste, a été relativisée. Le positivisme postule qu’est juste la loi élaborée en respectant le processus législatif. 

La conception naturaliste du droit, en revanche, repose, elle, sur l’idée qu’il y a un droit « naturel », qui existe en tant que tel, un droit extérieur, « juste » et universel. C’est de celle-ci que découlent les droits fondamentaux que l’on appelle aussi les droits humains. Il en découle que le législatif peut adopter des règles pour autant qu’elles respectent le droit qui leur est supérieur, en particulier les droits fondamentaux. Contrairement à d’autres pays, la Suisse n’a toutefois pas de juridiction constitutionnelle, c’est-à-dire de cour chargée de l’examen constitutionnel des lois. C’est ainsi la CEDH qui joue ce rôle, mais elle s’en plaint en permanence : elle considère que ce n‘est pas son travail. Ceux qui, en Suisse, fustigent les « juges étrangers » devraient comprendre que c’est parce que notre justice ne fait pas ce travail qu’on a besoin d’eux.

Q. Une proposition pour introduire une juridiction constitutionnelle a été déposée à Berne: y êtes-vous y favorable ?

R. Oui, je suis tout à fait pour ! Ça évitera d’entendre râler contre les juges étrangers. Ça ouvre le deuxième champ, celui des droits fondamentaux. En Suisse, on a toujours pensé que les instruments de la démocratie semi-directe étaient des éléments qui suffisaient à les garantir. Or si les droits de la démocratie semi-directe sont très précieux, ils ne remplacent pas les droits humains. Les juges ont de la peine à l’admettre. C’est peut-être une question de génération : ils ont été formés selon une conception qui donne la priorité à la loi et ils occupent aujourd’hui des postes où ils pratiquent selon cette idée. Les juges se considèrent trop souvent comme des exécutants sans pouvoir réel. En Allemagne, pour des raisons historiques, un-e juge c’est presque plus que le chancelier.  Le pouvoir judiciaire se considère en effet comme un contre-pouvoir à l’égard du pouvoir exécutif, et les juges de la Cour constitutionnelle, de même que ceux de la Cour fédérale se sentent légitimés à interdire au gouvernement de faire certaines choses ou à l’obliger à les faire, alors qu’en Suisse, nos juges sont pris dans une conception très étroite de leur rôle. Trop souvent on entend d’eux cette justification : « la loi, c’est la loi, et moi je ne fais rien d’autre qu’appliquer la loi ». Or le droit ne se limite pas à la loi.

Q. Est-ce que cela signifie qu’une Cour constitutionnelle pourrait faire évoluer les lois ?

R. C’est tout l’enjeu ! Même sans contrôle constitutionnel, il ne faut pas oublier que le droit de vote féminin a été imposé par la TF aux Appenzellois. C’était clairement une avancée. Il est arrivé un moment où même les juges conservateurs ont admis que la situation n’était plus acceptable. Je pense donc que la justice peut jouer un rôle moteur. Les juges de la CourEDH, auxquels on reproche de faire de l’activisme juridique, répondent qu’ils se livrent à une interprétation des droits de l’homme pour assurer leur respect et leur développement. Elle est un moteur de progrès. En Suisse, les juges sont extrêmement prudent-e-s. Le Tribunal fédéral a jugé irrecevable le recours des « Aînées pour la protection du climat » de manière erronée. Quant  au gréviste du climat qui a été perquisitionné parce qu’il avait proclamé que « l’armée c’est nul » et qu’il ne fallait pas y aller, son recours a été jugé irrecevable, notamment parce que les perquisitions avaient déjà eu lieu et que le TF ne voyait pas d’intérêt actuel à l’examen de la conformité aux droits fondamentaux de cette mesure après coup. Comme si une atteinte aux droits fondamentaux ne peut pas être remise en question parce qu’elle aurait déjà été commise !

Q. Est-ce que cela signifie que la justice suisse est plus rigide que le politique, intellectuellement et dans son fonctionnement, face à une demande d’assouplissement dans l’interprétation de la loi et de son application ?

R. Oui, c’est juste. La justice suisse considère qu’elle n’est pas dépositaire de la compétence de faire avancer le droit. Le TF n’a pas compris le danger du dérèglement climatique. Il prend en compte chaque événement météorologique extrême séparément, sans avoir une approche systémique du danger de déséquilibre du système-terre. Si on prend l’exemple de la zad, le problème n’est jamais abordé sur le fond par le tribunal. On dit seulement « la loi dit que… », mais la loi ne dit rien. Ce sont les juges qui prennent des décisions. Une juge, à Nyon, a décidé que les droits de propriété d’Holcim justifiaient l’évacuation. Or la société avait cédé à bail l’usage des parcelles agricoles et forestières concernées. Ce sont peut-être les agriculteurs  qui auraient dû demander l’évacuation. Il peut y avoir là une appréciation contestable du droit. Ensuite, la police cantonale a décidé comment procéder à l’évacuation et, de concert avec le procureur, de procéder à l’arrestation de toutes les personnes trouvées sur la colline. Or cette décision n’est pas imposée par la loi. Puis les procureurs ont décidé qu’il fallait les condamner à de la prison ferme de deux à six mois, selon un barème simpliste. Aucune de ces décisions n’a été prise conformément au droit, dont pourtant les « gardiens » de l’ordre se réclament [1]. Les juges, dans leur compréhension de la séparation des pouvoirs, semblent malheureusement trop souvent considérer qu’il ne faudrait pas se mêler des affaires des autres. C’est une séparation des pouvoirs de personnes qui ne se parlent pas, qui ne sentent pas concernées par ce que font les autres.

La Convention européenne des droits de l’homme protège la liberté d’expression sans tenir compte du lieu où l’action a eu lieu : hall de banque, domaine public, ou même la cathédrale de Moscou, même si ces lieux sont privés, ou ne sont pas ouverts au public ou destinés à ce genre de public, et même si une loi nationale punit ce genre d’intrusion ou d’occupation. Dans les cas analysés, ces lieux sont généralement des symboles du pouvoir politique ou économique ou du patriarcat. « En réalité, le choix du lieu participe tant de la substance des idées exprimées que de leur mode d’expression ».
« Liberté d’expression et répression pénale » ; Gaspard Genton et Pascal Favrod Coune : La semaine judiciaire ; n° 8 ; 2022 ; p. 633

Dans le domaine des droits fondamentaux, c’est-à-dire tous les droits personnels indispensables à l’épanouissement de la personne humaine, le droit à la vie, à l’intégrité physique, les libertés d’expression et de réunion, etc., l’existence d’une base légale, est une première condition, nécessaire mais non suffisante pour justifier une ingérence dans l’exercice de ces droits, et en particulier pour sanctionner un comportement. Mais cette sanction représente-t-elle un « but légitime » dans une société démocratique (deuxième condition) ? Admettons généreusement qu’évacuer une colline soit un but légitime parce que la propriété privée est sacrée et qu’il faut la défendre. Mais il est aussi encore nécessaire, pour qu’une sanction soit prononcée, qu’elle réponde à un « besoin social impérieux » (troisième condition). Et là, ça devient plus compliqué. Peut-être peut-on encore le concevoir pour évacuer la colline, mais il n’y a plus de besoin social impérieux pour enfermer des personnes pendant deux jours dans les cellules de la Blécherette et encore moins de les sanctionner pénalement par la suite. Le problème est que certains juges sont restés fixés à la première condition.

La CEDH comporte aussi des règles pour définir quand la restriction  de la liberté d’expression est possible : il faut un « Examen de la nécessité [d’une restriction] dans une société démocratique, (…) et en particulier du besoin social impérieux de l’ingérence, en particulier de la répression.». D’ailleurs, « le fait que le comportement considéré puisse répondre à une éventuelle qualification pénale en droit national est, au stade de l’examen du champ d’application lui aussi sans pertinence».
« Liberté d’expression et répression pénale » ; Gaspard Genton et Pascal Favrod Coune : La semaine judiciaire ; n° 8 ; 2022 ; p. 633.

Q. J’ai lu dans des textes français que les juges ont parfois l’ambition de faire évoluer les lois. En lisant l’argumentation du juge qui a acquitté les joueurs de tennis du Crédit suisse j’ai retrouvé ce souci de réinterpréter le droit. Au fond, son raisonnement pourrait servir à engager un dialogue entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, ce que semble refuser totalement la justice en Suisse. C’est dommage.

R. Cela correspond à la conception que les juges ont trop souvent de leur travail. Ils se retranchent derrière la solution prétendument imposée par la loi, sans reconnaître que le droit est un processus dynamique. Cela vient aussi peut-être du fait que l’Etat fonctionne en Suisse relativement bien, du moins pour la classe moyenne : c’est moins évident pour les minorités et les marginaux ! Ce que je trouve extrêmement fort, c’est qu’on punit en Suisse des infractions à l’article 286 du code pénal (CP) qui prévoit que quiconque « entrave », sans même « empêcher », un acte officiel se rend coupable d’une infraction. Entraver, face à l’action policière, c’est juste garder les mains dans les poches alors qu’on nous demande de les sortir ! On peut être systématiquement condamné pour cela. Quelqu’un qui part en courant ou qui reste enchaîné à une grille se rend coupable d’une infraction d’entrave à l’action de la police, parce qu’à priori tout ordre donné par la police est un ordre légitime. C’est un ordre juridique de beau temps où l’on attend du citoyen une soumission aveugle à l’ordre de l’Etat. Cela ne peut marcher que parce que, globalement, l’Etat fonctionne. Mais sur le plan des idées, c’est complètement faux.

Je crois que la conception des juges selon laquelle le droit existe en tant que tel, de même que les lois, est une erreur. Les lois sont adoptées à Berne par un parlement qui n’est pas très représentatif de la population. Et le corps électoral n’est pas représentatif de la population, puisqu’une large partie de celle-ci n’a pas le droit de vote. De plus, le parlement est très influencé par des intérêts privés. Alors que la Suisse prétend en permanence être une démocratie exemplaire, le rapport de l’OSCE sur le développement de la démocratie en Suisse note que celle-ci, est loin de cette image. En particulier, la liberté de manifester, la liberté d’expression et la liberté de réunion sont trop peu protégées. Ce qui est intéressant, c’est que quand la Suisse a présidé l’OSCE en 2014, elle a dû faire son auto-critique sur le plan des droits fondamentaux, comme c’est la règle pour la présidence. Or le document présenté par la Suisse est extraordinaire : il retient notamment qu’en termes d’égalité entre femmes et hommes, c’est la catastrophe, que nous ne respectons pas la liberté d’expression et le droit de manifester, et que nous avons un gros problème avec le financement des partis et des campagnes politiques [2]. On trouve donc dans ce document toutes les critiques qui sont systématiquement adressées au gouvernement !

Q. Que se passe-t-il dans la tête de l’auteur de cette autocritique ? Quelles conclusions la Suisse en tire-t-elle ?

R. Pour ce qui concerne la liberté de manifestation, le rapport renvoie la balle aux cantons, qui ont la compétence, avec les communes, de gérer cette question.

Q. Il faut tout de même signaler qu’en ce qui concerne l’article 64 du CP sur l’internement à vie, le Tribunal fédéral semble avoir adopté une position favorable aux droits fondamentaux. A ma connaissance, à part un seul cas où la condamnation n’a pas fait l’objet d’un recours, toutes les condamnations à l’internement à vie ont été annulées par le TF. Cela se passe comme si les juges se sentaient dérangés par cette disposition. Pourtant, au Parlement, nous avons dû faire un travail d’orfèvre pour trouver une solution d’application de l’initiative pour la rendre compatible avec la CEDH. Il me semble que c’est précisément un cas où les juges n’entérinent pas la loi. Est-ce que ça pourrait être le signe d’un mouvement poussant à sa révision ? Voire de la Constitution ?

R. Le TF ne peut pas abroger une loi, mais il doit malgré tout examiner la conformité de toute décision liée à une telle loi par rapport aux droits fondamentaux. Il ne l’examinera pas par rapport à la Constitution fédérale, mais avant tout par rapport à la CEDH. C’est vrai que l’internement à vie est considéré unanimement comme inapplicable par les juristes. Mais les juristes, finalement, constituent une espèce de corps étranger qui fonctionne selon ses propres règles, et c’est vrai qu’ils ont une certaine conception commune de ce à quoi devrait ressembler le droit. Ce qui se passe, c’est que le TF, confronté à une norme de droit supérieur, doit vérifier d’abord si la loi peut être appliquée en respectant les droits fondamentaux. Si ce n’est pas le cas, le TF doit en refuser l’application. Il arrive donc de temps en temps que le TF arrive à la conclusion qu’une la loi fédérale ou cantonale ne respecte pas les droits fondamentaux notamment tels que garantis par la CEDH, et ne peut donc pas être appliquée.

On doit malheureusement constater que certains juges partagent une attitude hostile aux militant.es  qualifié-es d’extrême gauche ou à celles et ceux qui manifestent sur les routes. Dans l’arrêt concernant les tenniswomen et tennismen de Crédit Suisse, ils semblent dire, notre démocratie étant parfaite, que les manifestant.es n’ont qu’à recourir aux instruments de notre démocratie semi-directe ! Nous avons donc fait monter deux affaires à la Cour européenne des droits de l’Homme en parallèle, parce qu’elles se contredisent : dans ce premier cas, le Tribunal fédéral argumente sur le fait qu’on peut organiser des manifestations licites, alors que dans le deuxième – qui concerne la condamnation d’une organisatrice de la Grève féministe, qu’il ne faut pas en organiser si on n’est est pas capable de maintenir l’ordre ! C’est une particularité du TF d’être à ce point conservateur. La Cour constitutionnelle allemande a admis que l’Etat allemand violait les droits fondamentaux en ne prenant pas les mesures requises pour lutter contre le dérèglement climatique et les dégradations environnementales, au motif de la violation de l’égalité intergénérationnelle [3]. Pour elle, le comportement des générations actuelles fait peser sur les générations plus jeunes et sur les générations futures un fardeau et une menace disproportionnée, et elle a estimé que c’était une violation de la garantie de l’égalité. Du coup, le projet de loi fédérale a été annulé et le nouveau projet est nettement meilleur.

Donc, quand on dit que les actions en justice n’ont aucun effet, ce n’est pas vrai. Il y a eu des décisions semblables ailleurs en Europe pour violation par l’Etat de ses obligations positives d’agir. En Grande Bretagne, la Cour vient d’admettre la même chose. En France aussi, le Conseil d’Etat français, la plus haute juridiction administrative, a condamné le gouvernement. Les organes judiciaires développent une dynamique commune, qui, en se centrant sur les obligations positives de l’Etat, arrivent à la conclusion que le gouvernement ne respecte pas ses obligations de protéger le droit à la vie et de vivre dans un environnement sain de la population placée sous sa responsabilité. 

Au contraire, pour le recours des « Aînées pour le climat », le TF estime que l’argument selon lequel leurs droits à la vie et la santé seraient menacés par le dérèglement climatique serait « insoutenable » ! Il ne dit pas que le recours est mal fondé, ce qui signifierait qu’il est rejeté. Cet argument que le TF considère comme insoutenable, est celui qui a été admis par les juridictions de nos deux Etats voisins. Il ne peut donc pas être insoutenable chez nous et admis chez les voisins ! Le plus étonnant, c’est que le président de la Cour du TF qui a rendu cet arrêt a écrit l’année suivante un article dans lequel il soutient, d’une certaine manière, le contraire de cet arrêt ! On voit là, je pense, qu’on est dans un système un peu fou !

Q. Ça me fait penser au juge qui a acquitté les joueurs de tennis : dans sa conclusion, il dit qu’il est conscient que sa décision est susceptible de poser quelques problèmes. Il a donc conscience qu’il a jeté un pavé dans la mare ? Est-ce une précaution qu’il doit prendre parce qu’il est dans un climat répressif ? Ou alors, ce même jugement dans d’autres circonstances pourrait-il se révéler contreproductif ?

C’est un cas unique en Suisse, mais fréquent au niveau mondial. Le motif justificatif de l’état de nécessité licite, qu’il reconnait, a par exemple été admis par la Cour suprême de Washington dans l’affaire d’un homme qui avait fermé les vannes du gaz de schiste à la frontière pour protester contre cette exploitation. Il y a donc des précédents à l’étranger. Encore une fois, la décision du juge, a suscité de l’émotion chez les juristes suisses qui, dans leur majorité, considèrent que ce serait inconcevable d’appliquer l’état de nécessité à une telle situation, alors qu’elle a été appliquée à l’étranger.

Pour ma part, je pense que ce qui s’est passé s’explique humainement : le juge, intelligent et attentif, s’est vraiment intéressé à la problématique du dérèglement climatique. Il avait pris la peine d’écouter et même de lire les documents qu’on lui avait envoyés, ce qui doit être souligné. Il a décidé qu’il allait peut-être jeter un pavé dans la mare mais qu’il concevait sa manière de procéder comme faisant partie de son activité judiciaire. Ensuite, il a précisé que son jugement se fondait sur l’état de nécessité licite. Mais il aurait pu aussi la fonder sur la liberté d’expression, parce que celle-ci protège les actes expressifs de protestation politiques et transgressifs, et arriver à la conclusion que la répression ne répondait pas à une nécessité impérieuse, qu’une sanction pénale violerait la Convention, et qu’il fallait donc écarter la norme pénale de droit national. Mais il n’avait pas anticipé que son jugement allait déclencher une sorte de panique généralisée, parfaitement infondée.

Le monde juridique a aussi une dimension humaine : il n’y a jamais une solution qui s’impose clairement, avec précision. La panique que peut déclencher un tel jugement reflète une insécurité juridique importante, car il met en péril une croyance extrêmement forte concernant le légalisme au sens strict, c’est-à-dire la croyance que la loi est un système complet, fermé et autosuffisant qui impose des solutions automatiques [4]. Or elle est au contraire susceptible d’être interprétée en fonction d’intérêts et de droits supérieurs. L’autre élément qui a fait réagir c’est la manière dont le juge joue son rôle de juge en écartant une application aveugle de la loi pour défendre des droits supérieurs : il assume son rôle politique, et met courageusement en avant sa conception personnelle, de ce que doit être le rôle d’un juge.

Q. Cela peut signifier que si, pour certains, c’est la panique parce que c’est une remise en question d’un principe sur lequel on pensait que tout le monde était d’accord, d’autres, au contraire, ont applaudi des deux mains, non ?

Disons que ce n’est pas très souvent qu’on parle d’un jugement du Tribunal d’arrondissement de Lausanne dans le New-York Times ou le Guardian ! 

Il faut remarquer que dans le monde juridique suisse, ce jugement n’a pas été mis en perspective avec les réflexions qui ont cours dans toute l’Europe, voire le monde entier sur ces questions. C’est une caractéristique de la justice suisse, mais aussi partagée par le procureur général, qui passe son temps à dire qu’il ne fait qu’appliquer le droit. Pourtant, il faut le souligner, le Tribunal fédéral a désavoué le procédé du procureur général, constatant notamment une violation du droit fondamental des manifestant-e-s zadistes de voir leurs causes jugées par un tribunal. 

La zad a créé des émotions complètement folles. Mais en réalité, c’est quoi ? Une manifestation, une occupation, une protestation pacifique contre une industrie extractive. Peut-on considérer que ce sont les populations locales qui ont investi le site pour protester contre l’absence de consultation sur le processus. Si on met ça en perspective, on voit que n’importe quelle occupation, que ce soit en Suisse ou au Brésil contre une mine d’or, présente exactement le même enjeu : la contestation contre une entreprise qui entend privatiser un site d’une grande valeur historique, sociale et environnementale. Mais chez nous, personne ne fait le rapprochement. C’est pourquoi les rapporteurs de l’ONU ont écrit à la Suisse pour leur demander si c’était vrai que les forces de l’ordre avaient systématiquement arrêté des manifestant-e-s qui protestaient contre une exploitation extractive ; si c’était vrai que des peines de prison ferme avaient été prononcées ; et si c’était vrai qu’on leur avait interdit l’accès au juge [5]. Si les réponses à ces questions étaient « oui », cela représentait une violation massive de la liberté de réunion. La Confédération a transmis cette lettre au canton de Vaud, et celui-ci a répondu par la négative, notamment parce que des recours étaient encore pendants au TF. Je trouve étonnant que personne ne reconnaisse que manifester contre les impacts des industries extractives en Suisse ou ailleurs dans le monde c’est pareil. La Suisse, elle, considère que les procédures de consultation sont parfaites : « On a fait tout juste, et les populations locales ont approuvé l’exploitation de la colline du Mormont ».

Q. Est-ce que ces doutes et ces remises en question pourraient donner une impulsion pour une réflexion plus large, pour une modification de cette approche juridique en Suisse ?

R. Il faudrait, mais c’est vrai qu’il y a une grande frilosité. Les personnes qui se destinent à une carrière de magistrat.e s’efforcent d’éviter une trop grande socialisation politique et choisissent plutôt de se restreindre. La désignation politique des juges telle que nous la connaissons conduit à privilégier des personnalités peu politisées. Dans tous les partis. On demande aux candidat.es de rendre publique leur appartenance partisane, – c’est important dans une certaine mesure parce ça permet d’éviter que nous n’ayons que des juges d’une certaine couleur politique – mais cela a pour effet que les personnalités retenues sont souvent peu actives en politique et font preuve de beaucoup de réserve. Il faut voir qu’une carrière de juge, en Suisse, ça commence par un poste de greffier ou greffière dans un tribunal d’arrondissement ou du Ministère public. Ensuite on peut être nommé juge de première instance, rester cinq ans dans cette fonction avant de pouvoir prétendre à un poste de juge au Tribunal cantonal, si on a été adoubé par un parti politique. Il y a une prime à la discrétion ! Des juges qui font des vagues, cela n’existe pas. Des juges qui prononceraient des jugements plus provocateurs craindraient d’être immédiatement sanctionné.es dans leur carrière.

Q. Je voudrais revenir à la zad : chez les jeunes qui ont été enfermé.es dans les cachots de la caserne de police, la révolte est totale ! Mais cette action a tout de même abouti à une initiative populaire : c’est quelque chose de constructif. Si je mets cela en relation avec les « Aînées pour le climat », je constate que leur objectif est le même, mais sans prendre de risques. C’est bien gentil, mais le retentissement médiatique, ou auprès de l’opinion publique, ou sur le terrain politique est nul !

Je ne partage pas nécessairement ce point de vue. Ces actions sont complémentaires. La zad a très bien marché et ça montre que de faire de la contestation et des manifestations peut conduire à la mise à l’agenda politique d’un problème réel. Ceux qui nous disent qu’il n’y a pas d’effet politique avec ce type d’action-là ont manifestement tort. Il y a une efficacité politique qui se voit par le fait que tout le monde plus ou moins vert se précipite aujourd’hui pour s’emparer de la problématique du béton. C’est important surtout pour les minorités qui n’ont pas accès aux mécanismes partisans dans un système institutionnel : ça leur donne une voix et ça leur permet d’être visibles et audibles. Les procès peuvent aussi parfois offrir une certaine tribune, notamment pour contester l’ordre établi. Mais l’impact politique de la zad c’est avant tout l’occupation en elle-même. 

L’action judiciaire des « Aînées pour le climat » a eu moins d’impact dans les médias. Par contre, le fait que leur requête soit examinée par la Grande Chambre de la CrEDH est important. Le jour où elle jugera, on l’espère, que la Suisse ne respecte pas ses obligations positives de protéger le droit à la vie et la santé des personnes placées sous sa responsabilité, dans deux ans ou même avant, ce sera un raz de marée juridique qui nous emmènera peut-être, je l’espère sincèrement, dans un tout autre monde. Un raz de marée aussi pour le Tribunal fédéral, parce que ce jugement pourrait remettre en question des dizaines d’années de jurisprudence conservatrice en matière de droits fondamentaux. Nous voulons cette reconnaissance judiciaire des obligations positives de l’Etat en matière de protection de la vie et de la santé et de lutte contre le dérèglement climatique. C’est possible aussi que la réaction déclenchée par le jugement de la Cour, s’il va dans le sens espéré, soit importante sur le plan juridique, mais plus difficilement comprise par certains partis politiques. Certains ne manqueront pas de dénoncer « le gouvernement des juges » !

Q. Dans ce contexte, comme voyez-vous l’évolution de la justice au-delà des cas dont on parle maintenant : de plus en plus de procédures ? De plus en plus de collectifs qui déposent des plaintes sur le plan civil, ou même pénal ? Plus de gens qui manifestent ? Voyez-vous cela comme une justice en évolution ? Positive ? négative ?

R. C’est difficile de savoir ce qui se passera à l’avenir. Que ce soient des zads, des actions de désobéissance civile, des procès, c’est important que ces actions fassent évoluer le monde politique. Le fait que les juges de la Cour de Strasbourg prennent cette direction-là, même si les Suisses estiment que ça met en péril notre souveraineté, pourrait constituer un contre-pouvoir de droit et de justice. Dans tout cela, il y a une question de cohérence. Les militantes et les militants font preuve d’une cohérence extrêmement marquée dans leurs vies au quotidien. Par contre, c’est un paradoxe, celles et ceux qui occupent des postes à responsabilité vivent dans une incohérence complète. Dans leurs discours, ils et elles répètent le même leitmotiv : « nous avons des enfants et des petits enfants, nous sommes responsables, nous sommes conscients ». Mais dans leurs décisions, ils et elles ne tiennent absolument pas compte de l’urgence et de la gravité des problèmes environnementaux. On vit à crédit sur le dos des générations futures. L’été qu’on vient de vivre en est un symptôme marquant et ça va aller de pire en pire, dans le monde entier. Il y a tout en même temps : tout brûle, tout s’effondre, mais on continue à vivre dans une forme de dissonance cognitive. Je suis inquiet parce que ces problèmes, il faudrait qu’ils amènent à une prise de conscience. Pour le moment je m’investis à fond dans ces procès : il faut bien faire quelque chose en attendant ! mais tout cela se passe dans un contexte d’inquiétude globale. J’ai peur qu’il n’y ait pas vraiment de prise de conscience et qu’on aille vers une période de grave instabilité.

Comme la Cour le répète dans nombre de ses arrêts, « la liberté d’expression est un fondement essentiel de toute société démocratique, une condition primordiale de son progrès et de l’épanouissement de chacun ». Elle ne se limite pas à tolérer un comportement considéré comme transgressif ou marginal. C’est au contraire la reconnaissance du caractère indispensable de la protestation et de la contestation politique pour le progrès d’un système démocratique.
« Liberté d’expression et répression pénale » ; Gaspard Genton et Pascal Favrod Coune : La semaine judiciaire ; n° 8 ; 2022 ; p. 651.

Q. Pour éviter la surcharge des tribunaux et la répression disproportionnée des militant.es, est-ce qu’il faudrait se battre, globalement, pour une dépénalisation beaucoup plus large d’un certain nombre de comportements actuellement considérés comme des infractions ?

R. Je me situe dans un courant favorable à l’abolitionnisme pénal. On ne résout pas les problèmes sociaux par de la prison, et encore moins pour les personnes fragiles ou marginalisées. Ce qui est intéressant avec les procès climatiques, c’est qu’on confronte à un système judiciaire répressif,  policier et violent des personnes qui jusqu’alors en ignoraient tout et qui avaient une vision plutôt positive de l’Etat. C’est particulièrement frappant par exemple avec les fouilles à nu, les détentions, les cellules de la Blécherette : la violence de l’action policière n’était pas dirigée spécialement contre ces gens-là. Au contraire, la police a probablement plutôt fait attention car elle savait qu’elle avait affaire à des personnes qui disposaient d’un capital social et culturel et de moyens pour se défendre. Elles découvrent donc avec stupeur la violence de l’Etat, de la police et de la répression. Ce n’est pas nouveau : cette violence a toujours existé, mais elle ne touche pas tout le monde de la même façon.

Vient ensuite le principe de proportionnalité. Si la sanction n’est pas proportionnée, elle risque d’entraîner un effet dissuasif et de « conduire la personne à s’abstenir ou à ne plus oser exercer ses droits fondamentaux. La jurisprudence souligne donc l’importance pour les autorités d’être très attentives au risque d’effet dissuasif sur l’exercice des droits fondamentaux avant d’associer des conséquences négatives à l’exercice de ceux-ci ». Pour la CrEDH : « à l’aune de la liberté de réunion, elle répète qu’« une manifestation ne devrait pas, en principe, faire l’objet d’une menace de sanction pénale, en particulier d’une privation de liberté.
« Liberté d’expression et répression pénale » ; Gaspard Genton et Pascal Favrod Coune : La semaine judiciaire ; n° 8 ; 2022 ; p. 637 ; 638.

Q. Certains observateurs de la vie politique estiment que le risque est grand d’aboutir à une forte polarisation de la société, avec des collectifs anti-tout, antisystème, anti-Etat, qui détestent les institutions. Il se pourrait que ce soit eux qui manifestent le plus ou qui se lancent dans des actions en usant de moyens plus violents. Dans ce cas, la justice aurait affaire à des opposants plutôt qu’à des collectifs qui ont le sens de la responsabilité collective et pas seulement de leur intérêt personnel.

Je pense au contraire que l’escalade va être maîtrisée, parce que, vu les forces en présence, les activistes jouent avec les limites. Sinon, à partir d’un certain seuil, la répression serait d’une telle violence qu’il n’y aurait plus moyen d’y échapper, sauf en (auto-)limitant les moyens de contestation. Il y a tout de même aussi des limites à la répression de l’Etat, des pares-feux, même s’ils peuvent être levés pour des cas d’une certaine gravité. La grosse inquiétude vient du fait qu’on modifie tout le temps les lois qui précisément prévoient ces pares-feux en les réduisant, comme par exemple celle sur le renseignement. On passe son temps à lever des barrières. 

Ce qui me rend fou dans les procès des jeunes, surtout ceux qui ont 20 ans ou moins, c’est que le juge très souvent leur présente deux chemins en les invitant à choisir : un chemin prétendument « délinquant » avec condamnation et casier judiciaire pour avoir violé la « loi », avec la menace que la prochaine fois ce sera plus grave, avec de la prison ferme, etc. Et un autre chemin : rentrer dans le rang, aller acheter des meubles chez IKEA, avoir une maison, acheter une voiture, se payer des vols avec EasyJet… « Si vous choisissez cette voie, on peut se mettre d’accord : vous n’aurez pas de casier et pas de peine. C’est vous qui choisissez ! ». C’est d’une extrême violence ! C’est décourageant, et source de véritables dépressions pour les personnes concernées, qui constatent qu’elles ne sont pas entendues, mais abandonnées.

Anne-Catherine Menétrey-Savary

Notes

[1] NB : Dans une décision rendue publique le 20 octobre 2022, le Tribunal fédéral a annoncé que le recours d’une zadiste a été partiellement admis. Il constaté la violation du droit fondamental d’accès à un-e juge protégé par l’art. 6 CEDH et la validité de son opposition à l’ordonnance pénale, simple proposition de jugement. Elle avait été condamnée à 60 jours de prison, à une peine pécuniaire de 30 jours amende, ainsi qu’à une amende. Selon l’avocat Olivier Peter, Holcim ayant retiré sa plainte pour violation de domicile, aucune peine de prison ne devrait être prononcée. (Le Courrier ; 21.10.22).

[2] Voir Département fédéral des Affaires Étrangères, Self-Evaluation OSCE Chairmanship – Commentary by the Federal Authorities, Berne, Novembre 2014, disponible à l’adresse https://www. eda.admin.ch/dam/eda/en/documents/aktuell/news/Self-Evaluation-OSCE-Chairmanship-November-2014-final_EN.pdf.

[3] Bundesverfassungsgericht, Beschluss vom 24. März 2021 – 1 BvR 2656/18, 1 BvR 288/20, 1 BvR 96/20, 1 BvR 78/20.

[4] Voir la thèse de Clémence Demay, Le droit face à la désobéissance civile. Quelle catégorisation pour un « objet juridique non identifié ? ».

[5] Communication, AL CHE 7/2021 du 3 novembre 2021, Mandats du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association ; du Rapporteur spécial chargé d’examiner la question des obligations relatives aux droits de l’Homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable ; de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion, p. 4, disponible à l’adresse https://spcommreports.ohchr.org/TMResultsBase/
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