Infoprisons

Tour d’horizon des problématiques liées à la judiciarisation de la politique

Durant ces quatre dernières années, des mobilisations considérables ont eu lieu pour alerter sur l’urgence climatique et pour dénoncer l’insuffisance de l’action de l’Etat dans ce domaine. Les rapports des scientifiques, en particulier celui du Giec, ont démontré l’impérieuse nécessité d’agir et d’accélérer le tempo de la transition écologique, ne seraitce que par respect de l’accord de Paris de 2015 auquel la Suisse est liée. Mais le temps de la politique institutionnelle n’est pas celui de l’urgence. Que ce soit par une action judiciaire contre la Confédération, comme l’ont fait les « Aînées pour la protection du climat » ou par l’occupation d’un pont, d’une artère de la ville, du hall d’une banque ou d’une gravière etc., des associations, des mouvements, des collectifs entendent exercer une forte pression sur le monde politique et sur l’opinion publique. Ces moyens sont-ils efficaces ? Le retentissement médiatique des actes de désobéissance civile et des procès qu’ils occasionnent semble plus considérable que la procédure « institutionnelle » de la plainte collective des « Aînées ». En revanche, celle-ci a été reçue à Strasbourg avec beaucoup d’empressement : elle sera traitée en priorité et directement par la Grande chambre, la plus importante. Si les juges condamnent la Suisse pour ses manquements, le Conseil fédéral aura l’obligation d’adapter et d’accélérer sa politique climatique. C’est ce qui s’est passé dans d’autres pays d’Europe : Allemagne, France, Pays Bas. Selon des données actuelles, plus de 2’000 plaintes de ce genre sont en procédure dans le monde. D’un autre côté, on peut mettre à l’actif des activistes qui ont occupé pendant plusieurs mois la colline du Mormont, dans le canton de Vaud, dévastée par le cimentier Holcim, le lancement et l’aboutissement d’une initiative populaire cantonale « Sauver le Mormont ! ».

Face à ces combats, la justice suisse se cabre. A priori, elle semble s’en tenir à une interprétation rigide et pointilleuse des lois et des règlements. Le Tribunal fédéral, par exemple, n’est pas entré en matière sur la plainte des « Aînées », contestant la qualité pour agir de ses autrices, et soutenant que le danger du réchauffement pour la santé des aînées n’est ni imminent ni suffisamment grave pour imposer des mesures plus importantes. (Si 200 décès par année à cause des canicules, selon une enquête récente, ne représentent pas un danger imminent, combien faut-il de morts pour agir ?). Nous y reviendrons dans un deuxième volet. Pour ce qui concerne les zadistes ou les activistes du climat, la justice s’est généralement montrée lourdement répressive. Même plus rigide que les lésés euxmêmes puisque l’entreprise Holcim, par exemple, a retiré sa plainte pour violation de domicile, alors que c’est notamment pour ce motif que le Tribunal a prononcé des sanctions. (Ces procédures sont encore en cours).

Des indices montrent cependant que les juges ne sont pas inébranlables. Il y eut des acquittements en première instance, notamment pour les jeunes qui avaient improvisé une partie de tennis dans le hall du Crédit suisse. Les personnes que nous avons interviewées rapportent que ce jugement a fait souffler un vent de panique dans les couloirs des tribunaux vaudois. Même si cette première décision a rapidement été annulée sur appel par le Tribunal cantonal, elle peut apparaître comme l’indice d’un flottement dans la magistrature. Pour les joueurs de tennis, la procédure se poursuit à la Cour européenne de Strasbourg. Par ailleurs, pour d’autres manifestations en faveur du climat, organisées à Genève, Fribourg, Berne ou Zurich, la Cour de droit public du Tribunal fédéral, contrairement à la Cour de droit pénal, a publié des arrêts reconnaissant le caractère non punissable de manifestations avec occupation du domaine public, même non autorisées [1].

Pour le moment, dans la majorité des cas, la justice se montre intraitable vis-à-vis des activistes pratiquant la désobéissance civile du moins en première instance. Quelles peuvent en être les conséquences ? Pour des jeunes qui s’engagent dans l’action, se retrouver à vingt ans avec une condamnation à une peine de prison ou à des jours-amende, des frais de procédures élevés et un casier judiciaire est extrêmement préoccupant. Cette situation peut hypothéquer sérieusement leur avenir. Au point de les décourager et de les amener à renoncer au combat ? On peut imaginer deux évolutions possibles : l’abandon de la lutte militante ou l’escalade vers plus de violence. On peut également s’attendre, si les manifestations se multiplient, à des réactions d’agacement chez les représentants des forces de l’ordre et de la justice et à un accroissement de la sévérité de la répression. La justice risque aussi de se trouver submergée. L’encombrement des tribunaux peut faire partie des stratégies des militant.es, de celles et ceux qui assument l’illégalisme et la sanction pénale, de celles et ceux qui proclament leur haine et leur mépris des institutions. En réalité, c’est plutôt l’acharnement de la justice pénale à ergoter minutieusement sur des points de droit concernant l’ordre public et la protection de la propriété privée qui risque d’encombrer les tribunaux et d’engendrer des milliers de frais de procédures.

La particularité de ces procédures, c’est qu’elles traitent d’un comportement jugé non conforme à l’ordre public et à la loi, mais adopté dans un but honorable et motivé par une profonde inquiétude face à l’avenir, voire un état de nécessité. Cela n’a pas grand-chose à voir avec la défense obstinée d’un intérêt individuel ou matériel. De manière générale, le recours à la justice est un phénomène largement répandu qui a peu à voir avec les actions militantes dont il est question ici. Peut-être fautil rappeler que la judiciarisation de la politique, à l’origine, a représenté une réaction libérale de lutte contre l’Etat et ses contraintes. « Moins d’Etat, plus de liberté » était le slogan des conservateurs. Dans nos sociétés, de nombreux procéduriers ou des justiciers autoproclamés qui défient l’autorité occupent les tribunaux [2]. Les actions des militants sont d’un autre ordre. Même s’ils invoquent la menace que représente pour leur propre avenir le dérèglement climatique, leur combat se réclame d’une responsabilité collective et non d’un intérêt personnel. Partant, la rencontre entre des activistes et des juges représente une relation biaisée, située à des niveaux différents : la référence triviale à la loi et à l’ordre d’un côté, l’engagement collectif en faveur d’une valeur existentielle d’autre part. Le fait que la justice, dans certains cas, a refusé la tenue de procès collectifs au profit de l’individualisation des dossiers rend le dialogue impossible.

La particularité de ces procédures, c’est qu’elles traitent d’un comportement jugé non conforme à l’ordre public et à la loi, mais adopté dans un but honorable et motivé par une profonde inquiétude face à l’avenir, voire un état de nécessité. Cela n’a pas grand-chose à voir avec la défense obstinée d’un intérêt individuel ou matériel. De manière générale, le recours à la justice est un phénomène largement répandu qui a peu à voir avec les actions militantes dont il est question ici. Peut-être fautil rappeler que la judiciarisation de la politique, à l’origine, a représenté une réaction libérale de lutte contre l’Etat et ses contraintes. « Moins d’Etat, plus de liberté » était le slogan des conservateurs. Dans nos sociétés, de nombreux procéduriers ou des justiciers autoproclamés qui défient l’autorité occupent les tribunaux [2]. Les actions des militants sont d’un autre ordre. Même s’ils invoquent la menace que représente pour leur propre avenir le dérèglement climatique, leur combat se réclame d’une responsabilité collective et non d’un intérêt personnel. Partant, la rencontre entre des activistes et des juges représente une relation biaisée, située à des niveaux différents : la référence triviale à la loi et à l’ordre d’un côté, l’engagement collectif en faveur d’une valeur existentielle d’autre part. Le fait que la justice, dans certains cas, a refusé la tenue de procès collectifs au profit de l’individualisation des dossiers rend le dialogue impossible.

Les magistrats semblent vouloir s’en tenir à la définition de la sanction pénale comme moyen de prévention directe contre la récidive, ou indirecte, pour dissuader le public d’adopter un même comportement. Or la récidive est exactement ce qu’envisagent le plus souvent les activistes : « nous reviendrons et nous vous redirons notre volonté d’agir » lancent-ils au juge qui les condamne. Cette justification de la sanction comme prévention de la récidive semble ici dénuée de sens. De plus, quand les juges ne cessent de rappeler aux manifestants qu’il existe une kyrielle de moyens légaux pour faire entendre leurs revendications, ça prête à sourire car beaucoup de ces personnes sont aussi des élu.es qui précisément s’époumonent en vain à réclamer des actions ou à faire signer des initiatives. Quand la politique déborde des parlements ou des institutions et se répand dans la rue, la justice ne devrait-elle pas se dégager de l’objectif pénal, et offrir plutôt un appui pour faire évoluer la politique ? Si un juge, comme c’est arrivé, finit par être ébranlé par le témoignage d’une scientifique qu’il a finalement accepté d’entendre, et par le sentiment de détresse des prévenus qu’il a en face de lui, justifiant d’un « état de nécessité », au point de prononcer un acquittement : cela pourrait peut-être augurer de la capacité des magistrats à devenir des partenaires de ces justiciables, pour faire bouger les lignes et pour stimuler la démocratie.

A Genève, une « coordination pour le droit de manifester » vient de décider que les mouvements et associations ne demanderont plus d’autorisation mais se limiteront à une annonce de leurs actions et rassemblements, car les exigences des autorités en matière de gestion du trafic, de sécurité et de précautions sanitaires sont devenues disproportionnées. C’est ce qu’elle appelle une « désobéissance légale ». De nombreux organisateurs.trices de manifestations se sont vus infliger des amendes pour défaut d’autorisation, amendes que le Tribunal Cantonal a annulées. Or on apprend que le Ministère public genevois fait recours contre cette annulation, preuve que la justice se cabre au lieu de garantir la liberté d’expression telle que définie dans la CEDH. Quant au pouvoir politique, selon un communiqué publié par Le Temps et Le Courrier (18.10.22), il reste fermement attaché à des positions restrictives en priorisant l’ordre public : « Renoncer à demander une autorisation », déclare le Conseiller d’Etat Mauro Poggia, créerait « un chaos généralisé, que certains souhaitent peut-être, mais qu’un Etat démocratique ne peut tolérer ». Or si le but d’une manifestation est bien d’occuper l’espace public, c’est précisément pour générer, pacifiquement, non pas le chaos mais un certain désordre, sans lequel une manifestation perd sa force. De plus, la rigidité de l’autorité se heurte à la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg qui considère que l’exigence d’une autorisation est secondaire par rapport au respect de la liberté d’expression et de réunion. (voir ci-après).

De manière plus générale, la question du rôle de la justice dans la démocratie a été souvent posée. Il existe ici ou là, en particulier en France, une responsabilité pénale des autorités politiques. Une initiative populaire dans ce sens avait été lancée en Suisse en 2015 pour instaurer une responsabilité pénale des autorités d’exécution des peines pour le cas où un détenu libéré commettrait un nouveau crime, mais elle n’a pas abouti. En Suisse, le principe de l’immunité des élus dans l’exercice de leur mandat est solidement ancré dans les esprits et dans les lois. En revanche, lors de la révision de la Constitution fédérale, la création d’une cour constitutionnelle a été débattue, et finalement abandonnée. Il s’agissait de mettre en place une juridiction chargée de vérifier la conformité des lois avec les principes constitutionnels. Une telle juridiction existe dans de nombreux pays, dont la plus célèbre est la Cour suprême des Etats-Unis, la plus contestée aussi, celle qui vient de supprimer le droit à l’interruption de grossesse. En Suisse, c’est la Cour européenne des droits humains qui, de fait, joue ce rôle. Mais la question revient à l’ordre du jour par le biais d’une motion de la Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats. Cette proposition sera vraisemblablement âprement débattue : allons-nous vers une « République des juges » ? Est-ce tolérable que les élu.es du peuple voient leurs décisions contestées par un collège de juges, certes vénérables, mais sans légitimité démocratique ? Une cour constitutionnelle aurait peut-être mis son veto à certaines initiatives populaires telles que l’internement à vie pour les auteurs de crimes graves ou l’interdiction de construire des minarets ou de porter le voile intégral. Mais elle marquerait aussi la disparité des compétences entre des politiciens non-professionnels et des juges férus de droit et rompus à la pratique de la casuistique. Comme on peut le constater, la judiciarisation de la politique présente des aspects variés et ouvre un débat de fond. « La judiciarisation est un phénomène social qui témoigne d’un nouveau rapport des individus au droit et à la justice », écrit la philosophe et professeure Monique Castillo [3], qui ajoute : « la judiciarisation compense l’effacement de l’Etat face à la puissance de la société civile […]. C’est une démocratie de la réaction, souvent émotionnelle, qui use de la pression médiatique pour faire réagir les politiques ». « Quand la priorité est donnée aux droits privés au détriment des devoirs publics, à la priorité de l’individu sur le citoyen, l’Etat s’appauvrit », poursuit-elle. Mais la judiciarisation peut aussi représenter un recours au droit « qui vient remplacer des régulations sociales et morales défaillantes ». A son avis, cependant, la prééminence de la justice comporte le risque de « démoraliser l’action collective ». C’est la raison pour laquelle, tout en reconnaissant que la judiciarisation peut générer un progrès pour la démocratie, elle appelle à restaurer plutôt la responsabilisation contre la judiciarisation, « parce que la responsabilisation vient de la confiance des usagers dans l’institution ».

Dans son livre « La judiciarisation du politique, réalités et faux semblants » [4], la politologue Violaine Roussel constate qu’avec la judiciarisation du politique, les juges « deviendraient des acteurs centraux de la démocratie », marquant ainsi une modification des équilibres entre les pouvoirs. « Face à la dissolution plus ou moins radicale de la représentation politique classique, interviendrait la parole et l’action d’autres groupes, parmi lesquels les magistrats ».

Enfin, dans le compte-rendu d’un débat organisé en France à la suite de perquisitions menées chez des ministres, on peut lire cette profession de foi qui nous servira de conclusion provisoire [5] : « les juges concernés sont de plus en plus sensibles à l’idée selon laquelle leurs activités s’inscrivent dans un mouvement historique plus général consistant en un progrès de la justice et du droit pénal, et notamment en de nouvelles possibilités de soumettre des conduites politiques au regard judiciaire ». Il s’agit de « célébrer le rôle de la justice dans l’accomplissement de l’Etat de droit ».

Anne-Catherine Menétrey-Savary

Notes

[1] Voir sur ce point la prise de position de Gaspard Genton dans ce bulletin.

[2] On peut penser aux « Amis de la constitution » et à son combat contre les mesures sanitaires liées au Covid.

[3] Monique Castillo, professeur émérite de l’Université Paris-Est. Revue CAIRN Info (2018).

[4] Violaine Roussel, professeure de sciences politiques, université Paris 8 : « La judiciarisation du politique, réalités et faux semblants ».

[5] Propos recueillis par Pierre Bienvault ; 19.10.20.