Infoprisons

Les « Aînées pour la protection du climat » une action à charge contre le gouvernement suisse

C’est en novembre 2016 que l’Association « Aînées pour la protection du climat » a adressé une requête au Conseil fédéral, Département de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), pour demander un renforcement des actions en faveur du climat. Cette requête était et reste fondée sur le devoir de l’État de protéger le droit à la vie et à la santé de la population, en l’occurrence des femmes de plus de 75 ans qui souffrent particulièrement du réchauffement. Mais le DETEC n’est pas entré en matière, considérant que la réduction des émissions n’est pas un problème local mais planétaire. A noter que cet argument revient souvent dans d’autres causes devant d’autres tribunaux étrangers. Le DETEC a également fait remarquer qu’« il y a beaucoup de possibilités pour intervenir dans le processus de législation » et que « prendre le chemin juridique ne fait pas partie de notre culture ». C’est un argument récurrent dans toutes les causes juridiques liées aux actions climatiques.

En 2017, un recours a été déposé au Tribunal administratif fédéral (TAF) qui conclut de la même manière, à savoir que les Aînées de l’association ne constituent pas un groupe de population particulièrement impacté, que de nombreuses autres « aînées » sont aussi concernées ainsi que certaines catégories de la population telles que les femmes enceintes, qui ne participent pas à cette action. Sur recours, le Tribunal fédéral décréta en 2020 que le droit à la vie et à la santé invoqué ne serait pas assez gravement mis en danger avec suffisamment d’intensité puisque le réchauffement actuel reste en dessous de 2°C. C’est donc à partir de 2020 que la requête des Aînées a été soumise sur recours à la CrEDH (Cour européenne des droits de l’homme). 

Considérant que le droit à la vie figure non seulement dans la CEDH, mais également dans la Constitution fédérale, de même que la protection de l’environnement et le principe de précaution, l’association fait remarquer que « Nous, les personnes âgées, nous sommes le groupe de population le plus fortement touché par l’augmentation des canicules car les atteintes à notre santé et à notre mortalité sont particulièrement élevées ». Certaines études montrent que sans mesures supplémentaires, la mortalité due aux canicules pourrait augmenter de 200% en Suisse d’ici la fin du siècle.

Un autre élément important réside dans la reconnaissance par le tribunal de la légitimité d’une action collective. C’est en effet ce que contestent les tribunaux suisses, estimant que les Aînées n’ont pas qualité pour agir pour les motifs invoqués plus haut. Au contraire estime leur association : « Le recours à des entités collectives telles que les associations constitue l’un des moyens accessibles, parfois le seul en pratique pour les groupes vulnérables, pour assurer une défense efficace de ses intérêts particuliers […]. En l’espèce, il est particulièrement important d’accorder la qualité pour agir non seulement à une requérante en particulier, mais aussi à une association […]. Le risque que certaines requérantes meurent au cours de la procédure devant la Cour et que leur recours ne puisse plus être entendu est donc élevé ».

Comme mentionné plus haut, la Cour européenne de Strasbourg a tenu audience le 29 mars 2023. Sur le plan du droit, la Cour s’est penchée sur quelques points précis sur lesquels les Aînées d’une part, la Confédération d’autre part ont été priées de formuler leurs observations. 

Ces documents de plusieurs dizaines de pages [1] reprennent dans l’ensemble les arguments avancés devant des tribunaux suisses :

  • La Confédération, par l’Office fédéral de la justice, dénie aux Aînées le statut de victimes : « La capacité d’une association de mettre en commun des ressources n’implique pas que l’association peut elle-même se prétendre victime d’une violation de la Convention ». 
  • « Compte tenu de la faible intensité en gaz à effet de serre émis par la Suisse, aujourd’hui, le Gouvernement maintient que des mesures supplémentaires de la Suisse pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre n’auraient pas de « chance réelle de changer le réchauffement climatique ou d’atténuer le préjudice causé par le réchauffement climatique » au sens de la jurisprudence précitée de la Cour ». Ce point de vue est contesté par l’association qui demande que soient prises en compte les émissions indirectes de gaz à effet de serre (GES) provoquées par des investissements bancaires suisses dans des produits pétroliers par exemple.
  • L’Office fédéral de la justice (OFJ) s’insurge par ailleurs contre « Une « judiciarisation » excessive » qui pourrait porter atteinte aux principes de la séparation des pouvoirs et « créer des tensions sous l’angle de ces valeurs et principes […]. Le Gouvernement considère que les tribunaux, qu’ils soient nationaux ou internationaux, n’ont ni la compétence, ni l’expertise technique nécessaire en leur sein pour élaborer une politique climatique ou énoncer des mesures concrètes permettant de lutter contre les émissions de gaz à effet de serre. Cette tâche revient aux autorités constitutionnellement compétentes »
  • La Confédération estime que « par l’adoption de sa Stratégie climatique à long terme, la Suisse a rempli ses obligations découlant de l’Accord de Paris ». Cette affirmation est contestée par les Aînées : « il ressort clairement des communications publiques de son gouvernement que les décisions et les propositions concernant les mesures climatiques, particulièrement en ce qui concerne les objectifs de réduction des émissions, reposent non sur les meilleures connaissances scientifiques, mais sur des considérations politiques ».
  • Enfin l’OFJ conteste l’affirmation des Aînées selon laquelle « elles auraient été laissées dans l’incertitude et sans protection adéquate pendant longtemps à cause de la prétendue inaction du DETEC et des tribunaux » : au contraire, « les tribunaux nationaux ont examiné les recours interjetés par les requérantes et les ont rejetés ».

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L’audience publique du 29 mars 2023 a rassemblé 400 personnes dans la salle de la Grande Chambre. Cette action pour le climat était une première mondiale ! Elle a occupé toute la matinée de ce mercredi, durant laquelle les juges ont posé de nombreuses questions. Le jugement est prévu pour la fin de l’année ou le début de 2024. Dans l’après-midi de ce même mercredi, la Grande Chambre a examiné une autre cause, portant elle aussi sur le climat : la plainte de l’ex-maire de la commune française de Grande-Synthe pour inaction climatique. Elle examinera en automne celle de six jeunes Portugais contre 47 pays européens dont la Suisse sur le même sujet.

Les médias, présents à Strasbourg, ont publié plusieurs commentaires sur cet événement. Dans une chronique [2], Bertrand Piccard exprime l’avis que le gouvernement suisse ne craint probablement pas un jugement positif de la part de la CrEDH, ce serait même une chance : « Les politiciens sont conscients du problème climatique mais manquent de soutien populaire […]. Les autorités ont donc besoin d’être contraintes à agir pour ne pas mécontenter leur électorat ». Plusieurs commentateurs ont également relevé les propos critiques de la Confédération à l’encontre de la judiciarisation de la politique : « La Cour n’est pas le lieu où se décident les politiques nationales du climat. Ordonner des mesures mettrait en péril le processus démocratique » [3]. Mais encore une fois, ce n’est pas ce que demandent les Aînées : « Nous acceptons que la Suisse elle-même décide des mesures à prendre pour atteindre son objectif mais nous demandons à la Cour de fixer l’objectif à atteindre » [4].

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L’avis de nos interlocutrices et interlocuteurs

Infoprisons. D’où est partie l’idée de lancer une action en justice avec des femmes âgées et que représente cette opération en termes de préparation, de mobilisation et de communication ? Elle dure maintenant depuis 7 ans : n’est-ce pas un temps trop long, vu la rapidité du changement climatique ?

Anne Mahrer

« Depuis 2016, oui, cela représente un gros travail, notamment en contacts et en communication, mais ça vaut la peine de le faire.  Ça donne des idées à d’autres. Au Luxembourg, par exemple, nous avons été reçues par la ministre de la justice qui nous a dit qu’elle suivait notre affaire de très près et qu’elle nous soutenait pleinement. Nous avons aussi passé une soirée avec du public et certaines personnes ont lancé l’idée de créer une association citoyenne si les choses n’avancent pas. Notre but n’est pas de multiplier les actions judiciaires : il y en a déjà plus de 2000 dans le monde. Mais des Aînées comme notre association, il n’y en a pas. Nous avons actuellement 2031 membres et plus de mille soutiens de jeunes et d’hommes. Il y a encore régulièrement des nouveaux membres. 

Sur la question du temps qui passe, il faut dire que maintenant ça devrait aller plus vite. La Cour européenne des droits de l’homme avait déclaré notre requête prioritaire et l’audience publique a eu lieu le 29 mars 2023. Le jugement suivra, espérons-le, cette année encore. D’habitude, les délais sont beaucoup plus longs. La Cour a agi de la même manière avec la requête de six jeunes portugais, également confiée à l’examen de la Grande Chambre, celle qui traite des affaires importantes ou compliquées, celle dont la décision est définitive. Nous avons eu en face de nous 17 juges et les 5 avocat.e.s de la Confédération.  Nous étions nous-mêmes appuyées par 5 avocat.e.s. 

En Suisse, au contraire, il a fallu chaque fois 18 mois pour que les tribunaux nous répondent et décident finalement de botter en touche puisqu’ils ne sont jamais entrés en matière sur le fond. Chez nous, les juges manquent de courage, notamment celles et ceux du Tribunal fédéral. Sa réponse était d’autant plus affligeante qu’elle mentionnait qu’on n’était pas encore à un haut degré d’alerte et que nous avions encore le temps ! On se pince pour y croire ! »

Raphaël Mahaim

« Cette action en justice est une première. Auparavant, un avocat français s’était engagé dans une démarche comparable. Puis la fondation Urgenda, aux Pays Bas [voir ci-après], a engagé une procédure contre le gouvernement avec un résultat positif. Nous avons dès lors eu l’intuition qu’il y avait quelque chose de semblable à faire en Suisse ».

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Infoprisons. Quand on lit la position du Tribunal fédéral, selon laquelle le réchauffement n’est pas un danger imminent pour les Aînées, la question se pose de savoir à partir de combien de morts dues à la canicule on peut dire qu’il y a un danger !

Raphaël Mahaim

« Il faut être précis : dans les arrêts sur l’action judiciaire des Aînées, le Tribunal administratif fédéral et ensuite le Tribunal fédéral, ont buté sur la question de la recevabilité. Ils n’ont pas étudié le fond de la question. Le raisonnement des juges consiste à dire que les Aînées ne sont pas touchées avec une intensité suffisante, parce que le danger n’est pas encore imminent et parce qu’on n’a pas encore dépassé les exigences de l’accord de Paris. C’est un arrêt qui restera comme une triste page de la jurisprudence, même si ce qui pose problème c’est la question de la qualité pour agir. En Suisse, il faut être atteint personnellement pour faire valoir ses droits. C’est la raison pour laquelle on a fondé cette association : les femmes âgées qui en sont membres ont ou peuvent avoir des problèmes médicaux aigus. Pour le Tribunal fédéral administratif (TAF), il y a d’autres femmes âgées qui ne sont pas requérantes, mais qui sont aussi touchées que celles de l’association.  Le TF a voulu faire mieux : les juges ont repris l’argument de l’intensité du danger, mais ils l’ont abordé d’une manière détournée en déclarant qu’elle est encore éloignée dans le temps ».

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Infoprisons. Que peut-on attendre du jugement de la CEDH ? Si elle reconnaît que les droits des Aînées doivent être mieux défendus, les autorités suisses (et aussi les juges) seront-elles amenées à changer d’attitude ? Et si dans sa décision la Cour ne dit pas précisément ce que la Suisse doit faire, ça ne servira peut-être à rien ?

Anne Mahrer 

« Je ne sais pas si on peut le dire comme ça. La décision de la Cour est très importante, et je pense que ça va secouer la Suisse ! Et ça va également faire du bruit ailleurs en Europe, parce qu’il y a plein de pays qui attendent cette décision avec beaucoup d’intérêt. Ça va aussi secouer le monde politique qui sera obligé de revoir sa copie. Les arrêts de la CEDH sont contraignants. Ils font l’objet d’un contrôle par un comité de ministres qui suit la mise en œuvre de la décision et qui revient à la charge si nécessaire. C’est ce qui s’est passé pour l’amiante, et la Suisse a été condamnée à revoir sa position concernant le délai de prescription ».

Raphaël Mahaim

 « Ce sera peut-être un jugement en forme de constat : la Suisse n’en fait pas assez et elle viole les droits fondamentaux. Ensuite, la Cour retourne la question aux autorités suisses en les chargeant de prendre des mesures pour corriger cette carence. Le choix des moyens sera laissé à la Suisse. Il y a très peu de chances que la CEDH dise ce que la Suisse doit faire concrètement, parce que si elle le faisait, elle quitterait le domaine du contrôle des normes pour s’immiscer dans le domaine de la politique ».

« Il ne faut pas être naïf sur la portée d’un jugement de ce type-là : il ne va pas modifier la législation suisse du jour au lendemain. Il faut rester raisonnable et humble ! Mais on a des raisons de croire que ce jugement établira un standard qui pourra être invoqué à chaque fois qu’une carence est dénoncée. Si le jugement que la Cour ne fait que constater qu’il y a un problème, on ne sait pas comment l’État va réagir, peut-être simplement en invoquant la loi sur le CO2 que le peuple a refusée. On peut au contraire espérer que si l’avis de la CEDH va dans notre sens, il va provoquer un tel bouleversement que la Suisse devra opérer une réforme de la loi sur le climat ».

Camille Perrier Depeursinge

« Je ne crois pas que la Cour puisse ordonner la prise de mesures. Elle peut uniquement constater la violation des droits fondamentaux des Aînées, en particulier en ce sens que l’autorité suisse n’est pas entrée en matière sur leur action et qu’elle a refusé de s’en saisir, alors qu’elle aurait pu, et dû, trancher. Il me semble que la seule chose que peut faire la Cour, c’est de constater cette violation des droits et le cas échéant ordonner le versement d’une réparation financière par la Suisse. Même si les avocat.e.s sont persuadé.e.s qu’un tel jugement va obliger l’État à agir, il me semble que ce serait

vraiment incroyable si les juges arrivaient à reconnaître une violation du droit à la vie par la Suisse en lien avec son inaction. Mais dans ce cas, on ne sait pas à quoi elle serait condamnée. La seule chose que puisse craindre la Suisse, ce serait ensuite de nouvelles plaintes, suivies de nouvelles condamnations. »

Infoprisons. Les militants qui avaient improvisé une partie de tennis dans le hall du Crédit Suisse et qui avaient été condamnés sur le plan fédéral on aussi fait recours à Strasbourg…

Camille Perrier Depeursinge

« Les juges de Strasbourg ne pourront pas changer l’interprétation de l’état de nécessité. La Cour européenne des droits de l’homme fait souvent une pesée d’intérêts, compte tenu de l’ensemble des circonstances, et il est parfois difficile de dégager des règles de droit générales et abstraites de ces jugements. Ce qui me semble probable est que dans le cas des joueurs de tennis, la Cour constate que leur condamnation viole la liberté d’expression. Mais il est probable que cela n’aille pas plus loin ».

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Infoprisons. Comment voyez-vous l’avenir des Aînées et quels enseignements peut-on tirer de cette procédure ?  Elle est longue, elle nécessite énormément d’efforts et quand le jugement tombe, s’il est favorable, on attend que le Conseil fédéral et les autorités politiques fassent quelque chose, mais elles ne font pas vraiment ce qu’on espérait… Est-ce qu’après tout ça, on se dit « Bon ! On a fait ce qu’on a pu et tant pis ? Ou est-ce que ça continue ?

Anne Mahrer

« Au sein du comité, on s’est posé ces questions-là bien sûr. Deux de mes collègues y réfléchissent et elles feront des propositions à un prochain comité ».

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Mais encore …

Deux actions en justice ont obtenu gain de cause

Selon nos informations, plus de 2000 procédures judiciaires en matière de climat sont en cours dans le monde. Parmi elles, il en est deux qui retiennent particulièrement l’attention : la plainte de la Fondation Urgenda contre l’État néerlandais et en France l’« Affaire du siècle », lancée par plusieurs organisations environnementales et appuyée par une pétition signée par deux millions de personnes.

La Fondation Urgenda a lancé son action en novembre 2012. Elle exige du gouvernement qu’il réduise ses émissions de gaz à effet de serre de 40% pour fin 2020. N’ayant pas obtenu de réponse suffisante, elle a saisi la justice en juin 2015. Un tribunal de première instance ayant donné raison aux militants écologistes, l’État a fait appel, en vain, et il s’en est remis ensuite à la Cour suprême, laquelle donna raison au tribunal de première  instance, le 20 décembre 2019. « Cette affaire fut la toute première, à l’échelle mondiale, où des citoyens ont pu prouver que leur gouvernement avait l’obligation légale d’anticiper les dangers causés par le changement climatique », se félicite la Fondation [5].

Au final, le gouvernement retiendra 30 des 54 propositions faites par l’association pour atteindre son objectif. Un vrai succès pour les Pays-Bas, mais pas uniquement. Si cette victoire est importante pour les défenseurs de l’environnement, c’est aussi parce qu’elle consacre un grand principe : la responsabilité d’un État particulier dans le réchauffement de la planète même si les émissions de gaz à effet de serre sont mondiales. Elle a permis de faire reconnaître la « carence fautive » de l’État et elle a donné la preuve qu’il pouvait être accusé de contrevenir à plusieurs textes nationaux et internationaux, dont la CEDH. « L’affaire du siècle », elle, fut menée sur le modèle de celle d’Urgenda. Les militants français ont donc voulu « mettre un terme à l’ensemble des manquements de l’État en exigeant la réparation du préjudice écologique dans le délai le plus court possible » [6]. Le litige fut porté devant le tribunal administratif de Paris en 2019, qui donna raison aux intervenants. Ce jugement fut confirmé par une nouvelle décision en octobre 2021 qui condamnait l’État français à  « réparer » les conséquences de ses engagements non tenus en matière de lutte contre le réchauffement, estimant le déficit à 15 millions de tonnes d’équivalent CO2, mais laissant à l’État le libre choix des mesures à prendre [7]

« C’est sous la stricte vigilance de la justice que l’État va devoir réduire ses émissions », écrit un hebdomadaire suisse [8].

« Nos enfants auront, grâce au droit, la possibilité d’obliger l’État à respecter ses propres décisions politiques ».  

Toutefois, ces résultats ne signifient pas que toutes les causes de cet ordre obtiendront satisfaction : encore faut-il qu’un « lien de causalité » soit établi entre la faute et le préjudice. L’État néerlandais a ainsi fait valoir qu’il était impossible de l’accuser de mettre en danger l’avenir de ses citoyens à cause des GES, puisque les émissions sont mondiales : comment peut-on être condamné pour quelque chose dont tout le monde est responsable ? Cette argumentation n’a pas été retenue par le tribunal. « Le gouvernement néerlandais ne peut pas se cacher derrière les émissions d’autres pays. Il a le devoir indépendant de réduire les émissions de son propre territoire », a déclaré, lors du procès en appel, la présidente de la juridiction. Cette décision n’a pas empêché l’État français de reprendre la même argumentation faisant valoir que l’État ne peut être tenu seul responsable du changement climatique alors que la France représente environ 1% des émissions mondiales.

Autres actions internationales contre l’État

Beaucoup d’actions en justice sont dirigées contre des entreprises privées et des multinationales et elles ne portent pas directement sur le climat. Ainsi, celle de citoyens de l’île indonésienne de Pari contre la firme Holcim, considérée comme responsable du changement climatique et donc de la disparition de leur île dont 11% a déjà été englouti par les flots. Si Holcim estime que cette action dirigée vers une multinationale en particulier n’est pas « un mécanisme efficace pour faire face à la complexité globale de l’action climatique » [9], L’Entraide protestante (EPER) qui soutient cette action, espère au contraire que « l’action des habitants changera l’attitude de la justice suisse » [10]. En Suisse, l’association nouvellement créée « Avocat.e.s pour le climat » poursuit ce même but. 

En Allemagne, quatre plaintes ont été déposées par des associations environnementales contre le gouvernement d’Angela Merkel pour l’insuffisance de sa loi sur le climat, dont les objectifs ne respectent pas la Constitution. Selon le jugement de la Cour, « Les dispositions contestées portent atteinte aux libertés des requérants, dont certains sont encore très jeunes. Elles repoussent irréversiblement à la période postérieure à 2030 des charges considérables en matière de réduction d’émissions » [11]

Par ailleurs, sept enfants portugais de 8 à 18 ans attaquent en justice 47 États membres du Conseil de l’Europe, dont la Suisse. Leur plainte a été déposée directement à la CrEDH. Se fondant sur les rapports du GIEC, ils dénoncent la responsabilité de ces États dans les incendies qui ont ravagé leur région. Pareil aux États-Unis en 2016 où des jeunes de 8 à 19 ans (les Climate Kids) ont attaqué l’administration Obama pour le même motif, mais sans résultat. Enfin, face à la lenteur des politiques occidentales, des nations insulaires menées par le Vanuatu veulent saisir la cour de justice internationale au nom du droit humain à être protégé du réchauffement climatique. Bien sûr, pour chaque cause, les chances de réussite ne sont pas assurées. Mais un avis positif d’un tribunal, même s’il n’est pas contraignant « contribuerait à l’émergence d’un droit international en la matière » [12]

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Le jugement de la Cour européenne des droits de l’homme sur la requête des Aînées confirmera-t-il cette tendance à donner raison aux requérants ? C’est ce que semble penser Gaspard Genton, avocat et juriste interviewé par Infoprisons [13]: « L’action judiciaire des « Aînées pour le climat » a moins d’impact sur les médias. Par contre, que leur recours soit examiné par la Grande Chambre de la CrEDH est important. Quand la condamnation va tomber dans deux ans ou même avant, ce sera un raz de marée juridique. Un raz de marée qui nous emmènera dans un tout autre monde, un raz de marée à l’encontre du Tribunal fédéral. Le jour où la Grande Chambre, à Strasbourg, jugera peut-être que la Suisse ne respecte pas ses obligations, on va être fous de joie !  Parce que ce jugement pourrait casser 50 ans de jurisprudence autosuffisante du Tribunal fédéral. Nous voulons cette reconnaissance judiciaire des obligations positives de l’État, alors que jusqu’ici, dans une compréhension très libérale des droits fondamentaux, la justice ne reconnaissait aux particuliers que le droit de ne pas être importuné par l’État. Reconnaître l’obligation d’agir pour le droit à la vie et le droit à un environnement sain, ce serait un désaveu de toutes les législations insuffisantes, y compris sur le plan international. C’est possible aussi que la réaction déclenchée par le jugement de la Cour, s’il va dans le sens espéré, soit une grosse réaction sur le plan juridique, mais moins sur le plan politique. Certains ne manqueront pas de dénoncer « le gouvernement des juges » !

« Il faut être conscient que les procès climatiques conduisent rarement à une condamnation », estime Mathilde Hautereau-Boutonnet, professeure spécialiste du droit de l’environnement.  « Alors que certains demandeurs se retrouvent face à l’impossibilité de démontrer leur intérêt à agir et le lien de causalité entre le comportement du défendeur et les dommages en jeu, certains juges – en particulier américains – refusent tout simplement de juger, estimant qu’il s’agit là d’une question politique » [14].

Il n’en reste pas moins que les jugements prononcés jusqu’ici feront jurisprudence et que les gouvernements feront l’objet d’une surveillance accrue. Selon Greenpeace : « la justice est en train de devenir une alliée du mouvement climatique, alors que 3 ans plus tôt, sur une plainte des Gilets jaunes [sur le climat], elle n’avait pas donné suite. A l’époque on disait que cette plainte (pétition) avait une valeur symbolique :  on ne combat pas le réchauffement climatique dans les tribunaux ». On voit maintenant que ce n’est pas symbolique mais historique. 

Toutes ces activités montrent bien qu’un bras de fer s’est engagé entre les États et les associations ou militants du climat et que la société civile manifeste avec de plus en plus de vigueur son intention de s’emparer des instruments de la justice pour faire entendre leurs revendications. L’ampleur de ce mouvement sur le plan international est susceptible de changer la donne en matière de justice.

Anne-Catherine Menétrey-Savary

Notes

[1] Voir les documents originaux sur le site des « Aînées » : Documents – Ainées pour la protection du climat (ainees-climat.ch)

[2] Le Temps ; 30.03.23

[3] Citation de Fati Mansour ; Le Temps ; 30.03.23].

[4] Citation de Sophie Dupont ; Le Courrier ; 30.03.23

[5] Huffpost ; 13.01.21.

[6] Id.

[7] Selon le site de France 24 ; 14.10.21.

[8] « Gauchehebdo » ; 29.10.21.

[9] Le Temps ; 02.02.23.

[10] Le Courrier ; 02.02.23.

[11] Le Monde ; 29.04.21.

[12] 24 Heures ; 01.11.22.

[13] Voir dossier 1er volet, bulletin IP 34.

[14] Sur le site Dalloz :  aux sources du droit, documentation juridique, 2019.