Dans l’actualité de ce printemps 2023, les actions de rue sont moins présentes que dans les années 2018-2019 : la crise du Covid19 a passé par là, mais pas seulement. Les grévistes du climat et les zadistes du Mormont sont encore aux prises avec la justice et le temps est plutôt à la réflexion. Un très beau livre collectif vient de sortir de presse aux Éditions d’En Bas, « Orchidées contre Béton armé », constitué de textes, de photos et de dessins qui racontent l’histoire de l’occupation de la colline ravagée petit à petit par le cimentier Holcim. Même si une autre zad a fait son apparition pour la protection d’une forêt, la désobéissance civile et les blocages de routes sont devenus plus rares. Extinction-rébellion a annoncé une trêve, peut-être pour digérer les condamnations, peut-être aussi pour réfléchir à d’autres modes d’action. Selon l’avis d’un jeune activiste qui n’a été condamné qu’au payement des frais de justice, ceux qui au contraire se retrouvent avec une inscription au casier judiciaire se taisent et gardent le secret même avec les autres jeunes. Dans l’actualité, c’est donc surtout l’action des « Aînées pour la protection du climat » qui retient l’attention, après l’audience publique du 29 mars 2023 à la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) à Strasbourg. Autre action d’envergure, mais légale : la « Marche bleue », qui rassemble plus d’une centaine de femmes prêtes à marcher de Genève à Berne entre le 1er et le 22 avril 2023 pour alerter sur le changement climatique et ses graves dangers.
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Pour certains militants, l’heure semble venue de faire un bilan. « La désobéissance civile est un moyen d’action plus en phase avec l’urgence et la gravité du désastre climatique. Elle peut contribuer à la mobilisation massive et déterminée nécessaire », écrit une jeune femme de la zad du Mormont [1].
« En choisissant d’enfreindre la loi, on ne cherche pas à se faire arrêter, mais à mettre le droit face à un dilemme : défendre la société en admettant les limites du droit de propriété ou condamner celles et ceux qui sonnent l’alarme en protégeant les fossoyeurs du climat ». L’autrice de cet article se félicite de la couverture médiatique exceptionnelle suscitée par les procès parce que ça a permis aux zadistes de se faire des alliés dans différents milieux et de découvrir « la force qu’on a ensemble lorsqu’on se réapproprie notre pouvoir politique en faisant bouger les lignes ».
L’intérêt de ce témoignage provient aussi du fait qu’il émane d’une militante qui a franchi le pas de la politique institutionnelle en se portant candidate au Grand Conseil vaudois, où elle a été élue. Elle reconnaît maintenant que cet engagement n’a pas été sans conflits de conscience. « Nous nous portons candidat.e.s mais nous venons vous dire que nous n’avons aucune confiance dans les institutions pour nous sauver […]. Cette ambivalence du discours nous a valu de longs débats stratégiques », avoue-t-elle. Ce positionnement apporte un démenti aux représentants de la justice qui reprochent aux militants de choisir la désobéissance civile plutôt que les moyens légaux de la démocratie.
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Comment nos interlocutrices et interlocuteurs évaluent-ils et elles la pertinence et les chances de succès des différentes forme d’actions ?
Les réponses d’Anne Mahrer, ancienne conseillère nationale et co-présidente des « Aînées pour la protection du climat » ; Camille Perrier Depeursinge, Professeure associée au Centre de droit pénal de la faculté de droit de l’Université de Lausanne et Raphaël Mahaim, conseiller national et l’un des avocats l’association des Aînées.
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Infoprisons. Dans les affaires qui nous occupent ici, on peut constater que les jeunes activistes du climat ou les zadistes poursuivent le même objectif que les « Aînées pour la protection du climat », c’est-à-dire faire pression sur les autorités et les gouvernements pour enfin obtenir des actions plus efficaces. Mais les moyens divergent : les jeunes commettent des infractions, alors que les Aînées empruntent la voie légale. Dans les faits, on s’aperçoit que les procès faits aux activistes de la désobéissance civile ont été largement relayés par les médias alors que, jusqu’à ces derniers jours, les Aînées n’ont pas fait beaucoup de bruit dans l’opinion publique. Cette démarche est-elle moins efficace?
Anne Mahrer
« Je ne sais pas si nous avons raison ou tort : nous tirons tous et toutes à la même corde. Nous avons choisi cette voie en nous basant sur la Convention des droits de l’homme (CEDH), sur les droits fondamentaux inscrits dans notre constitution et sur les accords de Paris signés par la Suisse en 2015. Les jeunes activistes se fondent sur les mêmes bases. Nous allons d’ailleurs retrouver les joueurs de tennis du Crédit suisse à Strasbourg car ils ont fait opposition à leur condamnation. Nous avons un droit à la vie, un droit à la santé, et que ce soit pour nous les Aînées pour la protection du climat ou pour les jeunes, ces droits sont les mêmes. Ce n’est pas forcément plus efficace de provoquer la population. Lorsque nous avons lancé notre action judiciaire auprès de la Confédération, en novembre 2016, les médias s’en sont largement fait l’écho et cela a soulevé beaucoup d’intérêt au-delà de nos frontières. Nous avons eu l’occasion de nous déplacer dans différents pays. Ce qui me choque surtout, c’est que des jeunes qui manifestent et agissent pacifiquement soient condamnés par des tribunaux, ce qui hypothèque leur futur. Alors qu’on sait pertinemment que ceux qui devraient être condamnés, ce sont les fossoyeurs de leur avenir, que ce soit les banques, les pétroliers ou les grandes entreprises multinationales ».
Infoprisons. Par le fait qu’elle est légale, l’action des Aînées sert d’argument aux juges qui répètent inlassablement aux jeunes activistes qu’il y a des voies légales pour faire entendre leurs opinions et qu’ils n’ont qu’à les utiliser plutôt que de pratiquer la désobéissance civile.
Anne Mahrer
« Eh bien non ! Les voies légales en Suisse ne sont pas si faciles que ça, justement. Ce n’est pas si simple de mener une action judiciaire contre l’État. La Suisse ne reconnaît pas la « Class Action » l’action collective, comme c’est le cas dans d’autres pays. Pour mener une action en justice, il faut être particulièrement touché soi-même sur le plan individuel. Les Aînées pouvaient le faire, mais les jeunes n’ont pas ce choix ».
Raphaël Mahaim
« Ces démarches sont complémentaires. Je pense que les activistes qui font de la désobéissance civile ont énormément apporté à la cause du climat. On ne va pas arriver à faire les changements nécessaires si on n’agit pas selon tous les angles d’attaque possibles. Dans le judiciaire, on attend avec fébrilité le jugement de la CrEDH sur la plainte des « Aînées ». Si c’est favorable, ce sera une énorme avancée sur le plan juridique et politique, un résultat que les activistes n’auraient jamais pu obtenir en passant par le droit pénal. En revanche, ils ont marqué des points dans l’opinion publique quant à la reconnaissance des problèmes soulevés. Plus que les Aînées, dont la campagne est discrète. Les activistes ont eu une couverture médiatique énorme. Le fait qu’ils aient pu atteindre Roger Federer et que celui-ci ait publié un tweet le jour du jugement pour inciter sa banque à freiner ses investissements destructeurs pour le climat, c’est un coup de maître ! ».
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Infoprisons. D’une manière peut-être un peu provocatrice, on pourrait dire que pour le public, toute cette affaire, peut-être aussi les actions des jeunes activistes, c’est bien sympathique, ça intéresse peut-être les universitaires qui vont en faire leur sujet de thèse mais que ça ne bouleverse pas grand monde. Et pendant ce temps, la politique suit son cours…
Anne Mahrer
« C’est vrai ! Je me pose la question quand je réponds à une invitation ou que je vais faire ma présentation dans les collèges et les lycées. Les personnes présentes sont pratiquement toutes des convaincues. Et chaque fois je me dis « comment sortir de l’entre-soi ? ». Ce qui compte pour moi, c’est qu’il n’y aura pas de justice climatique sans justice sociale. Et que ceux qui, dans leurs immeubles passoires, qui ont trop chaud en été et crèvent de froid en hiver, ceux qui doivent payer des charges supplémentaires, sont les victimes de l’irresponsabilité des propriétaires ou de l’État. Il faut donc faire tout ce qui est nécessaire pour changer cela. Oui, on a du mal à sortir de l’entre-soi ! ».
Camille Perrier Depeursinge
« II y a beaucoup de stratégies différentes et elles ne s’excluent pas toutes. Pour ma part, j’ai l’impression qu’il faut une mobilisation plus importante de la population pour cette cause, qu’elle s’engage politiquement et dans les urnes, que davantage de personnes se tournent par exemple vers la banque alternative. A mon avis il est plus simple de mobiliser une partie importante de la population avec des messages simples, dans lesquels elle peut se retrouver. C’est moins le cas avec les actes de désobéissance civile. Les personnes que je connais qui travaillent à saisir la justice pour la cause climatique constatent que l’accès est difficile et elles se demandent s’il y a un intérêt à continuer à faire venir des experts du climat et à produire les rapports du GIEC. Le Tribunal fédéral a jugé qu’il n’y avait pas de danger imminent, ce qui rend les procédures qui l’invoquent illusoires. L’application de l’article 17 du Code pénal suisse [2] est exclue pour quelques années en tous les cas : on ne peut plus le faire valoir, malgré l’été caniculaire, que tous les signes montrent que la situation va devenir dramatique, pour la Suisse également.
Souvent, dans les manifestations on se retrouve avec des gens qui se montrent critiques vis-à-vis du gouvernement et qui sont d’accord entre eux. Je ne sais toujours pas comment « sortir de la bulle » de l’entre soi. Avec la justice restaurative par exemple, on se retrouve toujours entre gens qui sont sensibles au discours et en faveur d’une justice plus humaine. Du coup, j’ai toujours fait assez attention dans mes prises de position, parce que je veux continuer à pouvoir échanger avec tout le monde. J’ai des collègues professeur·e·s à l’Université qui s’engagent à fond, qui connaissent ultra-bien leur sujet et qui peuvent se faire entendre dans les institutions politiques. Mais quand je les vois participer à un blocage de rue, j’ai l’impression qu’elles risquent de se discréditer aux yeux des représentants du pouvoir. Elles risquent d’être associées à celles et ceux qui prônent le désordre et l’anarchie. C’est un gaspillage de personnalités ! Je crois vraiment qu’il faut aussi donner de l’espoir. Le dernier rapport du GIEC indique des pistes à suivre. On a une feuille de route, il faut y aller ! C’est tellement tue-vie, le discours actuel… ».
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Infoprisons. La plupart des personnes qui occupent la rue sont des gens parfaitement respectables, des scientifiques qui sortent de leur bureau, et des élus aussi. Elles sont très solides dans leurs convictions et elles ne sont pas dans la détestation des institutions, comme c’est le cas pour d’autres, ceux qui ne se mobilisent pas seulement pour le climat, mais plutôt, par exemple, contre les mesures sanitaires (Covid19), comme les « amis de la Constitution ». Y a-t-il un possible clivage dans la société ? Les jeunes qui se font réprimer lourdement pourraient-ils être portés à une escalade de la violence ?
Anne Mahrer
« Oui, ça je le crains. La violence pourrait monter. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. J’ai entendu des commentaires, dans le bus à propos des jeunes qui se collent la main sur les autoroutes : pour les gens, c’est contre-productif parce que ça énerve les automobilistes et certains pourraient devenir violents. A partir de là, tout peut arriver. Oui, il y a des degrés dans la désobéissance civile parce que les choses n’avancent pas. Je connais plusieurs de ces jeunes activistes qui ne peuvent plus se projeter dans l’avenir et qui sont en burn out. Ils disent qu’ils font des études, mais que ça ne sert à rien, même en sciences de l’environnement ».
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Infoprisons. La notion de judiciarisation est plus large que les actions pour le climat : quels sont les autres domaines concernés ?
Raphaël Mahaim
« Ce qu’il faut dire c’est qu’on est passé de zéro à 2000 procédures pour des affaires climatiques dans le monde. L’indicateur est là : il y a bien une nouvelle forme de judiciarisation de la question climatique. Effectivement, cela pourrait se passer dans d’autres domaines. Le Covid19, par exemple, a suscité de nouvelles normes en matière de protection de la santé et des libertés. Puisqu’il y a des normes, on peut en vérifier le respect. Dans les domaines des droits humains, l’égalité hommes femmes a depuis longtemps été portée devant la justice ».
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Vers « un âge d’or des contentieux climatiques » ?
La question de la judiciarisation de la politique continue de se poser car de nombreuses procédures sont en cours, pas seulement pour le climat et pas seulement contre l’État. Dans ce chapitre, les expert.e.s que nous avons interrogés s’expriment sur les moyens utilisés et sur les chances de succès des requérants. Si les jeunes activistes qui ont improvisé une partie de tennis dans le hall de Crédit suisse à Genève se retrouvent à la CrEDH à Strasbourg tout comme les « Aînées pour la protection du climat », l’usage qu’ils et elles font de la justice est inversé : attaque des décisions judiciaires pour les jeunes, attaque contre l’État pour les Aînées. Pourtant le but est le même : faire un usage militant de la justice par un appel aux juges pour qu’ils fassent évoluer l’interprétation du droit vers la reconnaissance d’un « état de nécessité » avec la garantie des droits à la vie, à la santé, à la liberté d’expression, etc. [3]
Sur le plan international, l’augmentation du nombre des actions en justice s’expliquerait par « une incapacité du politique de statuer sur des questions de société particulièrement sensibles, [qui] le conduirait à déléguer à des instances judiciaires », selon la sociologue Martine Kaluszynski [4]. Elle souligne que ce recours à la justice montre que « le droit peut être à la fois instrument du pouvoir et moyen de contre-pouvoir ». L’autrice remarque aussi que « le droit comme instrument de défense des intérêts individuels devient moyen de promotion d’une cause publique », et que « ces formes de juridicisation [5] déterminent effectivement un recours croissant à la justice par des “entrepreneurs de causes”. A côté des formes d’intervention traditionnelles », poursuit-elle, « les associations, pour limiter voire redresser l’arbitraire des pouvoirs publics, pour faire respecter le droit et les droits, recourent de plus en plus souvent au juge, et cette intervention est d’autant plus décisive qu’elle est associée à la mobilisation de l’opinion par l’intermédiaire des médias ».
Toujours selon Martine Kaluszynski, « Entre l’appareil étatique et les associations, l’équilibre des forces bascule. Le recours accru au droit n’est pas forcément un affront fait à la politique mais peut-être au contraire l’affirmation de nouvelles modalités d’actions, et une volonté d’instaurer des contrepouvoirs là où il n’y en avait guère ». La judiciarisation vise à remettre en cause la légitimité des élus, « au nom d’une conception plus exigeante de la démocratie, qui ne saurait plus se réduire aux seuls processus de l’élection » poursuit l’autrice, estimant qu’il faut que les citoyens « puissent se concevoir à tout moment comme les acteurs du droit auquel ils sont soumis en tant que destinataires ». Le rôle joué par les juges n’est cependant pas forcément durable, nuance la sociologue : « les vedettes d’hier [les juges face aux politiques] risquent de redevenir les réprouvés d’aujourd’hui et la Justice risque de retrouver sa traditionnelle position ancillaire, de serviteur, par rapport au pouvoir politique ».
Nous allons vers « un âge d’or du contentieux climatique » écrit Raphaël Mahaim [6] – « Le juge est désormais un acteur clé de la réponse à la crise écologique. Ses décisions font parfois davantage de vagues que celles des gouvernements ou des parlements ».
Anne-Catherine Menétrey-Savary
Notes
[1] Moins ! journal romand d’écologie politique ; Mathilde Marendaz.
[2] Art. 17CP : « Quiconque commet un acte punissable pour préserver d’un danger imminent et impossible à détourner autrement un bien juridique lui appartenant ou appartenant à un tiers agit de manière licite s’il sauvegarde ainsi des intérêts prépondérants ».
[3] Voir le 1er volet de ce dossier dans le bulletin Infoprisons n° 34 : l’interview du juriste et avocat Gaspard Genton évoque la divergence d’appréciation entre le Tribunal fédéral et la Cour de Strasbourg en ce qui concerne la liberté d’expression.
[4] « La judiciarisation de la société et du politique » ; Martine Kaluszynski ; sociologue, CNRS-Pacte-IEP, Grenoble ; archive ouverte pluridisciplinaire HAL – open science ; mars 2007.
[5] judiciarisation et juridicisation : ces deux termes ont un sens différent. La juridicisation est l’extension des normes du droit à certains domaines de la vie économique et sociale, alors que la judiciarisation (le terme utilisé dans ce dossier) consiste à confier au système judiciaire l’examen de problèmes politiques ».
[6] Raphaël Mahaim ; Chronique ; Le Temps ; 15.07.22.