Infoprisons

Pouvoir des juges et pouvoir politique : soumission ou partenariat ?

Quiconque s’intéresse aux principes de base de la démocratie sait pertinemment qu’elle est constituée de trois pouvoirs rigoureusement distincts : le législatif, l’exécutif et le judicaire. En réalité, les relations entre eux sont complexes et font constamment l’objet de réinterprétations. Les rôles sont pourtant clairement définis : le législatif fait les lois, l’exécutif les applique et le judiciaire contrôle la conformité de l’application. Toute ingérence d’un pouvoir sur l’autre est perçue comme une déviation, une instrumentalisation ou un contre-pouvoir. C’est ce que dénonçait l’ex-procureur général du canton de Vaud, Eric Cottier, dans le premier volet de ce dossier [1]: « Il ressort de certains documents que j’ai eus en mains qu’un des éléments de la stratégie de certains activistes est un encombrement, une asphyxie de la justice par le biais d’oppositions systématiques, de recours, de refus de répondre, etc. ; cela ne peut évidemment pas me satisfaire ; si c’est le bien cas, je veux croire que cela fera réfléchir ceux qui sont sceptiques lorsque l’on parle d’une instrumentalisation de la justice ». Il n’en reste pas moins que « les juristes, finalement, constituent une espèce de corps étranger qui fonctionne selon ses propres règles, et c’est vrai qu’ils ont une certaine conception de ce à quoi devrait ressembler le droit », comme le disait Gaspard Genton, juriste et avocat dans le 1er volet de cette enquête [2].

Dans la démocratie helvétique en effet les lois sont claires et nombreuses, légitimées de surcroît par le contrôle populaire qu’offrent les droits de referendum et d’initiative. C’est ce qu’énonçait de manière parfaitement claire l’ex-procureur Cottier cité ci-dessus : « Les outils démocratiques suisses (referendum et initiative), à mon avis, s’accommodent mal d’un pouvoir accru des juges, que ce soit par des compétences qui porteraient sur l’usage fait de ces outils ». Pourtant, dans cette même interview, il admettait que « Des divergences dans les analyses juridiques et les jugements ne sont pas étonnantes. C’est peut-être même plutôt sain : ceux qui appliquent la loi ont encore un pouvoir d’appréciation ; ils peuvent avoir raison, ou tort ; c’est simplement caractéristique de la justice ».

Nous sommes là au cœur de nos questions concernant la judiciarisation de la politique et la marge de manœuvre de chacun.e des actrices et acteurs de la démocratie. Les personnalités que nous avons interviewées donnent de nombreux exemples à l’appui de l’hypothèse que les juges jouent un rôle croissant dans l’interprétation des lois, dans la jurisprudence et, partant, dans la démocratie. C’est ce qu’écrit aussi la sociologue Martine Kaluszynski (déjà citée dans le chapitre précédent) : « Aujourd’hui, nombreux sont les signes qui indiquent que les tribunaux judiciaires, administratifs et constitutionnels jouent un rôle croissant dans la gestion des affaires publiques, sociales et politiques […]. On assiste au déplacement des débats de la sphère politique vers la sphère judiciaire » [3].

L’action en justice des « Aînées pour la protection du climat » en est peut-être la preuve, de même que les procédures engagées par d’autres acteurs, sur d’autres problématiques, présentées dans le premier chapitre de ce deuxième volet de notre enquête.

Divers éléments sont avancés pour expliquer cette évolution. En particulier le fait que les droits démocratiques dont jouissent les citoyens suisses ne garantissent pas le respect des droits fondamentaux. D’autant plus que ces droits sont en extension, notamment avec le droit à un environnement sain et durable, reconnu en 2021 par l’ONU.

Toujours selon la sociologue citée plus haut, « en France, l’émergence au tournant des années 1970 du Conseil constitutionnel et son positionnement comme un acteur à part entière du système politique, le développement plus récent du contrôle de constitutionnalité dans des régimes parlementaires comme au Canada ont non seulement accru les contrepoids face aux pouvoirs exécutif et législatif mais plus encore placé les juridictions et le droit constitutionnel dans une position d’autorité et de suprématie ». Notre pays n’a pas de juridiction constitutionnelle, et c’est en réalité la Cour européenne des droits de l’homme qui en tient lieu. La question est débattue et nos interlocuteurs donnent plus loin leur avis sur ce point. La situation actuelle très chahutée qui règne en Israël, qui n’a pas de constitution mais une Cour suprême, résulte de la volonté du gouvernement de limiter les prérogatives des juges pour renforcer son propre pouvoir, ce qui montre bien à quel point les rapports entre politique et justice peuvent être conflictuels.  

Dans nos interviews, nous abordons également la question de la responsabilité civile, voire pénale des membres du pouvoir législatif et exécutif. C’est une question brûlante en France, où des membres du gouvernement ont été pénalement mis en cause, notamment dans des affaires sanitaires concernant le sida, le contrôle de médicaments ou les mesures contre la pandémie de Covid19. L’immunité garantie en Suisse aux élus n’est actuellement pas remise en question. Au contraire, le fait qu’elle ne soit pas reconnue aux élus de niveau communal fait l’objet d’interventions, notamment à Lausanne où des membres du Conseil ont été poursuivis pénalement pour des propos jugés diffamatoires tenus en séance. 

Reste à examiner la portée que peut avoir l’intervention des juges, moins ceux qui jugent les infractions en première instance ou en appel que ceux de la plus haute instance (Tribunal fédéral, Cour suprême ou CrEDH). « Quand on dit que les interventions en justice n’ont aucun effet, ce n’est pas vrai », affirmait Gaspard Genton dans le 1er volet de cette enquête [4] : « Il y a eu des décisions semblables [à celle des Aînées] ailleurs en Europe pour violation par l’Etat d’une obligation positive d’agir. C’est en enjeu important parce c’est le contraire de l’attitude défensive à l’encontre des droits fondamentaux défendue en Suisse ». Cet effet est peut-être symbolique ou spectaculaire (on pourra s’en faire une idée quand la Cour de Strasbourg prononcera son jugement sur la requête des Aînées), mais on peut d’ores et déjà noter que deux éléments limitent l’effet dans la pratique. Il s’agit du fait que la Cour ne peut pas donner de directives concrètes aux gouvernements dont elle blâme l’insuffisance de l’action, car si elle le faisait, elle interviendrait directement dans la politique. L’autre aspect, c’est le facteur temps : la politique climatique souffre particulièrement du temps long qui caractérise l’action politique, mais les procédures judiciaires ne sont pas plus rapides : 7 ans jusqu’ici pour les Aînées.

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Nos interlocutrices et interlocuteurs se prononcent sur les moyens dont les juges disposent pour faire évoluer les lois

Les réponses d’Anne Mahrer, ancienne conseillère nationale et co-présidente des « Aînées pour la protection du climat » ; Camille Perrier Depeursinge, Professeure associée au Centre de droit pénal de la faculté de droit de l’Université de Lausanne et Raphaël Mahaim, conseiller national et l’un des avocats l’association des Aînées.

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Raphaël Mahaim

« En ce qui concerne la judiciarisation de la politique, puisque c’est le thème de ce dossier, je demeure convaincu que le troisième pouvoir, les juges, sont pleinement dans leur rôle quand ils sont chargés de vérifier si les règles de droit sont respectées. Il ne s‘agit pas pour eux de faire de la politique, mais de vérifier l’application des lois. S’il y a aujourd’hui davantage d’actions en justice qui concernent le climat, c’est qu’on dispose aussi de davantage de règles de droit.  Il y a 20 ou 30 ans, cette vérification n’aurait pas pu se faire. Le processus de judiciarisation ne devient possible qu’avec l’apparition de lois et de normes. Sans elles, une intervention de la justice aurait été perçue comme une manière directe de faire de la politique.

Mais la séparation des pouvoirs est un principe théorique qui ne peut être appliqué de manière absolue. Le juge, quand il doit se prononcer sur une norme de niveau constitutionnel, constate souvent qu’elle n’est pas suffisamment précise pour apporter une réponse claire à un problème. Entre ceux qui font les lois et la justice, il faut reconnaître qu’il y a un continuum et que les choses ne sont pas totalement séparées. La question de la judiciarisation n’est donc pas farfelue. C’est un changement de paradigme que de demander à un juge si la norme est respectée, car les normes sont en évolution constante et il y a toujours plus de droits auxquels on peut se référer. Spécialement dans le domaine de l’environnement et en matière climatique. Auparavant, les droits humains n’étaient que des droits liés à la personne, la dignité humaine par exemple. Aujourd’hui, ils sont attachés à l’environnement au sens large, y compris en lien avec des atteintes aux biotopes, à la biosphère etc.  On va donc demander au juge de dire si les différentes normes adoptées en matière de protection du climat sont violées parce que l’État n’en fait pas assez. Avant les arrêts Urgenda [5], ça paraissait impensable. 

Si le juge reste dans son rôle qui consiste à s’assurer que les normes sont bien respectées, son intervention n’est pas nuisible. J’ai même la conviction que le juge peut être le garant de l’intérêt public dans des situations où le politique n’arrive pas à l’être. Il est le dernier bastion de la reconnaissance des droits, sans les pressions du calendrier électoral ou de l’agenda personnel des politicien.nes. C’est donc une excellente chose. Par exemple, le Tribunal fédéral a mis fin à l’interdiction du droit de vote des femmes en Appenzell.  Il y avait des dispositions constitutionnelles sur lesquelles s’appuyer. Mais ce n’est pas lui qui crée cette loi et il n’empiète pas sur le politique.  C’est le problème avec la Cour suprême américaine. Elle est devenue bien plus qu’un organe de contrôle : on lui a donné tellement de pouvoir, et cela s’est tellement politisé, qu’elle peut passer par-dessus toutes les règles. Dans l’équilibre des pouvoirs elle a un rôle complètement surfait. C’est la limite à ne pas franchir. La différence, avec la Cour suprême des USA, c’est le système de « Case Laws », c’est-à-dire que la production des règles de droit est faite par les tribunaux eux-mêmes. Le droit anglo-saxon accorde beaucoup plus d’importance que nous à leur compétence de dire la loi ».

Camille Perrier Depeursinge

« Les juges doivent interpréter la loi mais ne peuvent que l’interpréter, pas la changer. Dans mon domaine, celui du droit pénal, ils sont très limités dans leurs interprétations. Le Tribunal fédéral a parfois identifié des comportements choquants contre lesquels on ne peut rien faire car ils ne sont pas érigés en infraction dans la loi. La question se pose donc de savoir si la justice peut étendre la portée de la loi ou s’il faut la changer. Les juges ont un rôle à jouer, comme aiguillon du législateur. Ils peuvent parfois faire avancer les choses en interprétant la loi de manière à appréhender certains comportements, pourvu que l’interprétation soit conforme à la volonté du législateur, mais sans prendre la place du législateur. Il y a un arrêt rendu récemment dans le domaine des infractions sexuelles qui donne un bon exemple de la marge d’interprétation du juge [6]:

bien que l’acte commis soit choquant, le juge doit renoncer à punir parce que la loi ne le permet pas. Mais il peut souligner que des réflexions sont en cours, en donnant ainsi une forme d’impulsion sur le sens dans lequel la loi doit être changée. Dans le cas d’un arrêt de ce type, la décision prise par le juge devient une règle que l’on appliquera ensuite dans un nombre indéterminé de cas. Dans certaines circonstances, pour interpréter la loi, le juge est conduit à regarder ce que le législateur a voulu, et à juger dans ce sens-là, même si ce n’est pas exactement ce que dit la loi. Ce n’est donc pas juste de dire que le juge ne peut rien faire si l’affaire qu’il traite ne correspond pas exactement au texte de la loi. Il peut donc produire de nouvelles normes. Cela concerne surtout le Tribunal fédéral. C’est aussi ce que dit l’article 1 du code civil suisse : « à défaut d’une disposition légale applicable, le juge prononce selon le droit coutumier, et à défaut d’une coutume, selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire œuvre de législateur ». En revanche, une telle disposition n’existe pas en droit pénal. Il y a certes quelques possibilités d’interprétation, qui sont plus souples s’il s’agit de décider « en faveur du prévenu » mais cela n’autorise pas le juge à s’affranchir de la loi. Quand une règle de droit existe mais qu’elle n’est pas appropriée au cas jugé, on n’a pas la liberté d’interpréter la règle de façon « extensive », parce que le principe de légalité est beaucoup plus strict qu’en droit civil. 

Pour revenir aux questions climatiques, il revient aussi aux juges d’interpréter ce qu’on entend par « danger imminent » au sens de l’article 17 du code pénal, qui régit l’état de nécessité [7]. Dans les procédures engagées contre les jeunes activistes, je pense qu’il aurait été possible pour le juge de décider qu’il y a « danger imminent », parce que, déjà, des personnes meurent à cause des changements climatiques et qu’il y a donc déjà des personnes menacées dans les heures à venir. Mais la loi autorise-t-elle pour autant la commission d’infractions aptes à éviter ce danger imminent ? Lesquelles ? C’est plus difficile à admettre.

Ce que je regrette amèrement, c’est que, pour les cas de désobéissance civile, l’article 52 du code pénal n’ait pas été appliqué [8]. Ça aurait permis de tenir compte des faibles conséquences des infractions commises, et même de reconnaître qu’elles pouvaient avoir certains effets positifs. Il y avait là toute latitude pour éviter de condamner ces personnes. Dans un tel cas, je concède qu’on a le sentiment qu’il n’y a plus de débat autour de la question de l’état de nécessité : le droit a été appliqué correctement, on peut fermer le dossier. Pour moi, toutefois, il y a toujours de la place pour une réflexion autour de l’interprétation de la loi. On le fait de manière plus libre quand il s’agit de relaxer un prévenu, que quand il s’agit de le condamner. Par exemple, il est licite de ne pas appliquer une ancienne loi si la nouvelle est plus clémente. Mais on sent une résistance très forte du côté de la justice, une crainte que l’admission d’un danger imminent lié au réchauffement climatique n’autorise n’importe quelle infraction à l’avenir ».

Infoprisons. En France, les réflexions sur la judiciarisation de la politique indiquent que les juges semblent fiers de penser qu’ils contribuent à l’évolution de la société et de l’Etat de droit, comme si collaborer à cet objectif était valorisant. Mais j’ai le sentiment que pour la justice d’ici ce sentiment n’existe pas. 

Camille Perrier Depeursinge

« Cette culture n’est pas présente chez nous. Je verrais plutôt une culture assez marquante de la modestie. On se sent plus investi du devoir d’appliquer correctement la loi, que de l‘ambition de devenir quelqu’un. Il semble qu’en France on personnalise les lois (« Loi Taubira », « Loi Jules Ferry », etc.).  Il en découle peut-être cette volonté de devenir la personne qui aura fait avancer le droit ! Ici, je dirais que c’est presque mal vu de prétendre être celui qui a envie de sortir du rang et de faire bouger les lignes. Pourtant cela existe parfois :  il y a des arrêts du TF qui semblent sortis de nulle part. Par exemple, la « responsabilité précontractuelle » qui n’était pas prévue dans la loi, et le Tribunal fédéral l’a en quelque sorte « inventée » dans un arrêt, en se fondant sur la bonne foi. Si un juge peut le faire en première instance, c’est le Tribunal fédéral qui aura, de toute manière, le dernier mot. Mais, par exemple, condamner les zadistes du Mormont alors qu’Holcim a retiré sa plainte, c’est-à-dire que la condition d’ouverture de la plainte n’existe plus, c’est contraire à la loi ».

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La position des politiques face à la justice

Infoprisons. A-t-on besoin de la justice parce que les institutions politiques sont mauvaises et ne font pas ce qu’elles doivent faire ? Est-ce qu’une action en justice comme celle des Aînées peut contribuer à améliorer la compétence des politiciens, afin d’éviter qu’il faille recourir à la justice chaque fois que quelque chose ne joue pas ? Faudra-t-il au contraire poursuivre cet activisme judiciaire ?

Anne Mahrer

« J’ai envie de dire non ! J’espère que non ! Sinon, ce serait un échec criant du politique et ça me rendrait vraiment très triste. 

C’est pourtant ce qui pourrait se passer ces prochains mois ou ces prochaines années avec le problème de l’énergie puisque l’Etat pourrait décider de mesures obligatoires et plus seulement incitatives. Nous vivons plusieurs crises en parallèle parce que le problème est le même qu’il s’agisse de pandémie, d’énergie ou de guerre. Effectivement, il se pourrait bien que certaines entreprises ou certains milieux agissent en justice si l’État doit fermer les robinets, éteindre et arrêter tout. Comme dans la pandémie, au nom de la liberté individuelle. Oui, ça pourrait arriver.

L’action des « Aînées pour la protection du climat » pourrait quand même jouer un rôle dans les relations entre justice et politique. J’étais dans la salle le jour du procès des joueurs de tennis du Crédit suisse, quand le juge Colelough les a acquittés. Ce fut un moment très fort qui nous a donné une bouffée d’espoir car on s’est dit que oui, peut-être, c’était une piste pour que les choses évoluent dans le bon sens et qu’on ne reste pas dans des situations totalement clivées. Je pense que les institutions doivent évoluer ou du moins faire leur travail correctement, et la justice doit se remettre en question. Chaque fois que je croise des jeunes qui sont en étude de droit, je leur dis qu’on compte sur eux pour faire évoluer le droit de l’environnement.

Ce qu’on espère, c’est qu’avant d’en arriver à un point où la justice sera débordée par trop d’affaires, ce qui aura un coût financier énorme, les actions judiciaires se multiplient encore et encore.  Je pense que la réalité qui nous attend va être tellement violente en termes de climat, que les températures, les sécheresses, les incendies, les typhons seront si graves qu’il faut mettre les gens au pied du mur et les secouer. Nous allons être obligés de changer totalement de paradigme. Mon souci est toujours le même : que les plus touchés, les plus impactés sont les pays du Sud, les plus pauvres, ceux qui ont émis le moins de gaz à effet de serre.  C’est pour cela que je suis extrêmement choquée qu’un pays comme la Suisse, riche, industrialisée depuis longtemps, qui devrait être exemplaire, ne l’est pas. Et qu’il y a des multinationales et des banques qui, par leurs investissements, émettent plus de CO2 que toute la Suisse Romande. Nous touchons aux limites planétaires et ça nous arrive en pleine figure. Il va falloir changer cela. J’ai presque envie de dire, c’est terrible, que l’état actuel de la planète ou de la société nous aide ! Parce que là, l’automne dernier avec la problématique énergétique, ou l’été d’avant avec des conditions climatiques terrifiantes, ou encore la guerre en Ukraine, tout est maintenant concentré là. Ce n’est même plus la justice qui va s’en charger, c’est la réalité que nous vivons maintenant. On n’a plus le choix. Peut-être que cette situation de triple crise, va obliger tout un chacun, du sommet jusqu’à tout en bas, à faire sa part.

Peut-être que la justice pourra quand même jouer un rôle. En Autriche, en Angleterre, en Allemagne, en Irlande, ce sont des juges qui ont mis un frein à des projets de construction incompatibles avec les accords de Paris. Il faut des bons juges et des bons politiciens, tous deux capables de cette prise de conscience face à la question de savoir si on veut rester dans le court-terme et le profit ou si on veut continuer à habiter cette planète ».

Infoprisons. Dans le code, Il y a un article qui parle de « Commission par omission » : est-ce l’un de ceux qu’on pourrait utiliser quand l’autorité ne fait pas ce qu’elle devrait faire ?

Raphaël Mahaim

« Oui, sauf que cette disposition est dans le code pénal alors que notre action climatique concerne le civil. L’Etat a une responsabilité, mais civile. C’est aussi le cas en France avec « Notre affaire à tous » [9] ou aux Pays-Bas avec Urgenda [10]. Mais c’est en France que la décision de justice va le plus loin, car le tribunal a condamné l’Etat à compenser l’excédent de CO2 qui a été émis entre le moment où le tribunal a été saisi et le moment du jugement, et cela dans un délai de six mois. Avec Urgenda, les juges ont simplement décrété que l’Etat n’en fait pas assez mais sans préciser comment faire plus. On n’est donc pas dans le registre du pénal, et cette mesure ne peut donc pas s’appliquer. En revanche, l’Etat a le devoir d’agir. C’est ce qu’on appelle des « obligations positives ». Dans la logique héritée de la Révolution française et de la pensée libérale, les droits fondamentaux sont là pour protéger l’individu contre les décisions d’un État tentaculaire. Depuis 20 ou 30 ans s’est développé une conception d’une justice où l’Etat n’a plus seulement une obligation d’abstention, mais une obligation d’action. Et si l’Etat n’agit pas (analogie avec la commission par omission), alors il se rend coupable d’une omission, d’une carence ».

Camille Perrier Depeursinge

« Il y a eu un projet d’initiative fédérale pour introduire une responsabilité pénale des autorités qui ont libéré un détenu s’il récidive : J’ai détesté cela ! J’ai une aversion certaine pour cette société qui considère qu’on doit réduire le risque à néant. Le risque fait partie de la vie et il faut vivre avec lui. On ne peut pas tout anticiper. C’est regrettable, mais parfois on a fait ce qu’on pouvait et c’est raté. C’est ma perception de la justice pénale. On a toutefois une disposition qui dit que si l’Etat libère une personne internée qui ensuite récidive, il peut être tenu pour responsable car il a failli à sa mission (art. 380 du Code pénal). Mais ce n’est pas une responsabilité pénale, Dieu merci ! Je ne veux pas ça pour la justice. Je veux que le juge continue à pouvoir prendre des décisions et il peut lui arriver de se tromper. Aucun pénaliste n’aurait soutenu cette initiative ».

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Encore plus de pouvoirs à la justice ?

Infoprisons. Faudrait-il créer une juridiction constitutionnelle en Suisse, sous la forme d’une Cour suprême pour le contrôle de la constitutionnalité des lois, comme cela existe dans de nombreux pays ?

Raphaël Mahaim

« Une proposition dans ce sens a été déposée au Conseil des Etats. J’y suis favorable parce que ces dernières années on a passé par des périodes nauséabondes, avec les initiatives pour interdire les minarets, la burqa ou « l’immigration de masse ». Si on avait eu un juge constitutionnel, elles n’auraient pas résisté au contrôle de conformité avec les normes constitutionnelles. Au contraire, les opposants estiment que ce tribunal serait tout aussi conservateur que le parlement et qu’il pourrait mettre en danger certains acquis sociaux. C’est possible ». 

Anne Mahrer

« On a des exemples criants et récents concernant d’autres pays en Europe qui ont des cours constitutionnelles.  On ne sait pas toujours quel rôle elles jouent. C’est à double tranchant.  Est-ce qu’il vaut mieux garder nos institutions telles qu’elles sont et que la justice ne s’en mêle que lorsqu’on est dans l’impasse totale ? Je vois autour de nous, non seulement en Europe mais au-delà, que nombre d’actions judiciaires menées en particulier pour la protection du climat se heurtent à la désinformation des multinationales, notamment pétrolières. C’est redoutable ! Cela se passe aussi en Suisse, et certains parlementaires ont une manière honteuse de traiter les scientifiques ».

Camille Perrier Depeursinge

« Je n’ai pas d’avis clair là-dessus. Mon sentiment global, c’est que les jugements de Strasbourg sont relativement méconnus et même parfois ignorés volontairement par ceux qui estiment qu’ils ne nous concernent pas. Avec une Cour constitutionnelle en Suisse on ne pourrait plus faire ce raisonnement et ses décisions seraient plus souvent appliquées. Mais si c’est pour créer une instance supplémentaire au-dessus du TF, ça n’a aucun sens ».

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En conclusion de ce chapitre, il est intéressant de revenir à l’analyse des interactions entre juges et gouvernants que présente la sociologue déjà citée Martine Kaluszynski dans son article : « La judiciarisation de la société et du politique » [11].

L’autrice tend à faire du juge « une figure d’autorité sociale et politique alternative et donc concurrente au politique ». Il disposerait d’une marge de manœuvre lui conférant un certain poids politique pour formuler des normes de conduite conduisant à une autonomisation de la profession judiciaire, « notamment parce que la trajectoire sociale et professionnelle des magistrats ne passerait plus par [une] intégration dans l’univers des notables locaux […]. C’est ce qui expliquerait le fait que les juges sont investis ou qu’ils aspirent à s’investir comme producteurs de nouveaux instruments de connaissance et d’évaluation du fonctionnement du monde social et plus particulièrement du politique », poursuit-elle. Constatant une tendance des juges à la « reformulation des enjeux politiques en termes juridiques », elle estime que cela fait d’eux « une ressource dont les acteurs politiques ne peuvent plus se passer et une arme privilégiée dans le combat politique [qui] renforce la légitimité des arguments échangés ». A partir de cette évolution, la sociologue imagine que « tout citoyen pourrait faire valoir ses droits et interpeller les gouvernants », par « la mise en place d’instances de régulation indépendantes ». Ainsi la judiciarisation du politique deviendrait une manière d’insérer de nouveaux acteurs dans le domaine politique.


Cette perspective donne à réfléchir. Elle est intéressante dans la mesure où elle ne considère la justice ni comme un risque d’affrontement ni un contre-pouvoir mais une nouvelle ressource au service de la démocratie. Beaucoup plus près de nous, dans le temps et dans l’espace, on retiendra cette remarque de la scientifique du GIEC Sonia Serevinatne, entendue comme tierce partie par la Cour européenne de Strasbourg lors de l’audience consacré aux Aînées pour la protection du climat : « Les tribunaux ont une vision davantage basée sur le long terme. Il y a plus de chance qu’ils prennent une décision pour le bien commun » [12].

Anne-Catherine Menétrey-Savary

Notes

[1] Réponses de Eric Cottier aux questions posées par Anne-Catherine Menétrey-Savary, La judiciarisation de la politique, une instrumentalisation du pouvoir judiciaire ? Le procureur général du canton de Vaud a répondu aux questions d’Infoprisons. Bulletin Infoprisons n°34 (Novembre 2022). 

[2] Interview de Gaspard Genton par Anne-Catherine Menétrey-Savary, C’est la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui fait avancer le droit, pas la Suisse ! Bulletin Infoprisons n°34 (Novembre 2022). 

[3] « La judiciarisation de la société et du politique » ; Martine Kaluszynski ; sociologue, CNRS-Pacte-IEP, Grenoble ; archive ouverte pluridisciplinaire HAL – open science ; mars 2007.

[4] Interview de Gaspard Genton par Anne-Catherine Menétrey-Savary, C’est la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui fait avancer le droit, pas la Suisse ! Bulletin Infoprisons n°34 (Novembre 2022). 

[5] Action judiciaire de l’organisation Urgenda : voir chapitre 2.

[6] ATF 148 IV 329.

[7] Art. 17 du CP : Quiconque commet un acte punissable pour préserver d’un danger imminent et impossible à détourner autrement un bien juridique lui appartenant ou appartenant à un tiers agit de manière licite s’il sauvegarde ainsi des intérêts prépondérants.

[8] Art. 52 Si la culpabilité de l’auteur et les conséquences de son acte sont peu importantes, l’autorité compétente renonce à le poursuivre, à le renvoyer devant le juge ou à lui infliger une peine.

[9] Voir chapitre 1 de ce 2ème volet.

[10] Id.

[11] « La judiciarisation de la société et du politique » ; Martine Kaluszynski ; sociologue, CNRS-Pacte-IEP, Grenoble ; archive ouverte pluridisciplinaire HAL – open science ; mars 2007.

[12] Propos cité par Sophie Depont ; Le Courrier ; 30.03.23).