Plus de 260 personnes, victimes de l’attentant de Nice, ont décidées de livrer leurs témoignages lors du procès ouvert debut septembre devant la Cour d’assises spéciales à Paris. A l’occassion, Shoshana Levy, Helin Köse et Lucille Vidal, avocates oeuvrant pour les droits humains, reviennent sur les audiences criminelles de l’attentat du 13 Novembre 2015 et les expériences de justice restaurative. Infoprisons reproduit dans ce bulletin leur article publié sur JusticeInfo.net.
Alors que s’ouvre en France un autre procès hors norme, celui de l’attentat de Nice qui implique 865 parties civiles et 8 accusés, nous revenons sur le procès des attentats du 13 novembre 2015, clos en juillet dernier, et sur ce qui en a fait une expérience inattendue de justice transitionnelle. Ces dix mois d’exception au sein du système pénal classique ont en effet permis l’émergence, écrivent les auteures, de dynamiques de justice restaurative.
En France, la victime participe en tant que « partie civile » au procès pénal dans un objectif indemnitaire ou pour soutenir les poursuites menées par le Parquet. En matière de terrorisme, la Cour d’Assises spéciale n’est pas compétente pour statuer sur la demande d’indemnisation de la partie civile, cette prérogative étant réservée à un Fonds de garantie des victimes. Ainsi, au procès des attentats du 13 novembre 2015, qui s’est tenu entre septembre 2021 et juillet 2022, les victimes ne pouvaient demander d’indemnisation.
Elles se sont pourtant vu offrir une place singulière et inédite. Invitées à déposer de façon extensive, elles ont pu exprimer leur souffrance et leur quête de vérité sur la genèse et le déroulement des attentats. Au cours de ces dix mois de procès, un dialogue s’est même instauré entre certains accusés et certaines victimes. De ce fait et par de nombreux aspects soulignés ci-après, ce procès semble ainsi s’être éloigné d’une audience classique et a fait application de certains mécanismes caractéristiques de la justice dite restaurative.
L’émergence de la justice restaurative
Nos procédures sont largement inspirées du modèle classique de justice dite rétributive. Celle-ci permet à l’État d’infliger à l’auteur d’une infraction un châtiment proportionnel à la gravité de son comportement, au nom d’un ordre moral et juridique établi. Ce modèle est centré sur la culpabilité de l’accusé. La victime n’y participe que pour y livrer son témoignage et, dans nos traditions romano-germaniques, réclamer une indemnisation.
Ainsi, la justice rétributive répond à la violation de la loi quand la justice dite restaurative [revendiquée en France, notamment, par la Commission Sauvé, pour des crimes commis au sein de l’Église, NDLR] s’intéresse en premier lieu à la violation des droits de la victime. Dans un souci de produire des effets bénéfiques dans le futur, elle la place au cœur de la procédure, en s’attachant à la réparation du dommage causé par l’infraction et à la restauration du lien social. Ce dommage inclut les préjudices d’ordre émotionnel tels que la perte de dignité, de bonheur, de confiance, de sécurité et d’estime de soi. La réparation est comprise comme un processus holistique dans lequel l’accueil officiel du récit de la souffrance de la victime est primordial, et le dialogue entre la victime et l’auteur des faits est envisagé.
Quant à l’accusé, il devient proactif dans les débats qui le concernent. Sa participation vise à lui faire prendre conscience des conséquences de ses actes et à susciter de l’empathie envers la victime. Ce processus contribue à l’humaniser en le confrontant à la souffrance qu’il a causée, et par là-même, à prévenir la récidive. Ainsi, l’élément central de la justice restaurative est la réunion, désirée et préparée, entre auteurs et victimes et la promotion d’un dialogue constructif entre les deux acteurs principaux d’une infraction.
Procès des attentats les plus meurtriers de France
Dans le cas des crimes de grande envergure, ces mécanismes sont souvent appliqués hors d’un cadre judiciaire, notamment au sein de commissions de vérité. Les procès pour crimes de masse, tels que ceux menés par les tribunaux pénaux internationaux et la Cour pénale internationale, répondent majoritairement à une logique rétributive. Le seul modèle ayant consacré une institution judiciaire faisant application de la justice restaurative pour des crimes de masse est la Juridiction spéciale pour la paix créée en Colombie en 2018. Cette juridiction promeut, à chaque étape de la procédure, la rencontre entre les victimes et auteurs dans un but d’écoute et de reconnaissance des victimes, de révélation de la vérité et de formulation d’excuses.
Les droits des victimes et les mécanismes de justice restaurative se sont ainsi développés au cours des dernières décennies. Ces progrès ont parfois été consacrés par le droit, mais dans certains cas, des glissements s’opèrent de façon spontanée. C’est ainsi que, bien qu’encadré par une procédure pénale établie, le procès des attentats les plus meurtriers que la France ait connue semble avoir octroyé de nouvelles prérogatives aux victimes.
Parole totalement libre pour les victimes
A l’occasion du procès des attentats du 13 novembre 2015, la juridiction a consacré plus de six semaines à l’audition de 399 parties civiles. Les victimes ont livré un récit à la fois commun et propre de la violence infligée par les attentats. Certaines se sont longuement épanchées sur les souffrances endurées et l’étendue de leurs préjudices alors même que ce n’était pas, en droit, l’objet de l’audience, la Cour ne statuant pas sur leur indemnisation. Aussi, leur parole a été totalement libre et n’a jamais été remise en cause : la Cour n’a pas interrompu ni interrogé les récits déposés devant elle. L’accusation et les avocats des accusés se sont également abstenus, dissipant ainsi le contradictoire inhérent aux procès pénaux classiques.
Face au défi lié à la participation de centaines de parties civiles, la Cour a tenu à permettre à toutes celles qui le souhaitaient de s’exprimer et s’est organisée avec les avocats des parties civiles en ce sens. Une webradio à l’accès sécurisé a été mise en place pour offrir aux parties civiles ne pouvant ou ne désirant pas se déplacer la possibilité de suivre les débats en direct. De façon inédite, afin de les préparer au mieux à cette audience, une aide logistique et un dispositif de soutien psychologique ont été mis en place par l’association Paris aide aux victimes aux abords de la salle d’audience ainsi que par téléphone, tout au long du procès.
Fort de cette attention particulière, le procès a été décrit par certaines victimes comme un espace d’expression libérateur et salutaire, puis comme une étape de leur reconstruction. Une partie civile ayant perdu son compagnon au Bataclan a ainsi déclaré au quotidien Libération : « Épuiser le récit de cette nuit-là, rencontrer d’autres personnes qui ont vécu ça, a vraiment eu une vertu. (…) Avec ce procès, j’ai pu rassembler ces débris et sculpter, réanimer la femme que j’étais avant. Ces dix mois, à la fois très longs et très courts, ont été une avancée spectaculaire. Cela m’a permis de métaboliser mon drame ».
Par ailleurs, différents sociologues, islamologues, et personnalités politiques, dont l’ancien président de la République française François Hollande, ont été cités en qualité de témoins par des avocats de parties civiles. En dépit de leur ignorance du dossier pénal, la Cour ne s’y est pas opposée. Ces témoignages poursuivaient à l’évidence un objectif autre que celui d’apporter des éléments de preuve à charge ou à décharge. Participant du processus réparateur, ces interventions ont pu apporter aux victimes des réponses sur les phénomènes sociaux, politiques et internationaux complexes à l’origine de leurs souffrances.
Des accusés qui se transforment
De ces dix mois d’audience, il faut également retenir les évolutions de la majorité des accusés au contact des victimes. Confrontés aux témoignages poignants des traumatismes infligés et pour répondre aux victimes qui leur avaient expressément demandé des explications, ils se sont tournés vers elles et certaines paroles d’humanité ont marqué les esprits. L’un des accusés, Sofien Ayari, est revenu sur son choix de garder le silence en déclarant qu’il s’exprimait « pour une raison précise, sans rapport avec la peine, le jugement. Je l’ai fait pour les personnes [les parties civiles qui ont témoigné] qui m’ont touchées. ».
Il faut par ailleurs relever l’évolution au cours de l’audience, après des années de silence à l’instruction, de Salah Abdeslam, dernier membre en vie du commando du 13 novembre. Ce dernier a finalement décidé de s’expliquer sur les faits et a présenté ses excuses aux victimes. A son sujet, l’expert psychiatre Daniel Zagury a déclaré à la Cour qu’il était « objectif de dire qu’il a évolué vers quelque chose de moins fermé, de moins contraint qui permet d’envisager une issue en dehors de cette carapace ». Selon cet expert, après six années d’isolement extrême, la « vie sociale » rendue possible par l’audience a pu jouer un rôle dans sa transformation.
Cette transformation était scrutée par tous : les accusés étaient attendus sur les réponses qu’ils pouvaient apporter aux victimes. Les magistrats, le public et les médias ont été attentifs à la manifestation de leur empathie et à leur contribution à la reconstruction des victimes à travers la communication d’éléments précis sur les faits. Si ces attentes étaient dans un premier temps implicites, elles ont ensuite été clairement exprimées. Ainsi, le 15 mars 2022, face aux déclarations d’Abdeslam qu’elle considérait insuffisantes, l’une des juges assesseures lui a indiqué « que les parties civiles attendent d’autres réponses », laissant transparaître ainsi l’un des objectifs restaurateurs du procès : celui d’apporter aux victimes une vérité nécessaire et attendue. Les médias ont également relayé chaque expression d’humanité, chaque larme, excuse et remords, mettant ainsi ce processus restaurateur au centre de l’audience.
Dans le dossier des attentats du 13 novembre 2015, aucune confrontation entre accusés et parties civiles n’avait eu lieu au cours de l’instruction. La rencontre a donc eu lieu pour la première fois, près de six ans après les faits, dans une salle d’audience conçue spécialement pour ce procès et celui de l’attentat de Nice, qui s’est ouvert ce lundi 5 septembre. L’une des avocates de l’accusé Farid Kharkhach a déclaré dans sa plaidoirie regretter que l’architecte ait placé les bancs de la défense « front contre front avec les parties civiles et non côte à côte ».
Aucun avocat des accusés n’a adopté une défense de rupture ou d’adhésion. Des ponts se sont même construits entre les deux côtés de la barre. Lors des suspensions d’audience, il était habituel de voir les trois accusés sous contrôle judiciaire partager un moment avec des victimes ou leurs proches. Une partie civile a fait part à la presse de son souhait de rencontrer les accusés détenus afin de « croiser les regards pour que chacun puisse y lire l’humanité de l’autre ». Enfin, dix des quatorze accusés présents se sont adressés aux victimes à l’occasion de leurs derniers mots à la Cour avant qu’elle ne se retire pour délibérer. Kharkhach, ainsi, a reconnu « le courage, le respect, l’humilité (…) et le pardon » qu’elles lui avaient enseignés au cours du procès.
Posture « rétributive » de l’accusation
En tout état de cause, le cadre juridique de l’audience n’obligeait pas ses acteurs à consacrer ce processus restaurateur. De surcroît, si ce procès a emprunté certaines pratiques propres à la justice restaurative, il n’est pas possible de rendre compte d’un sentiment uniforme des victimes. Le processus de reconstruction personnelle est propre à chacune et l’analyse des discours les plus relayés ne saurait se substituer à une approche individualisée. De fait, sur les près de 2300 victimes qui se sont constituées parties civiles, 399 seulement ont témoigné à la barre et seule une soixantaine a assisté à l’audience de manière régulière. L’absence de la grande majorité d’entre elles rend ainsi délicate l’idée d’une analyse empirique exhaustive des vertus restauratives de l’audience. En outre, le procès ne marque pas le point final du processus de reconstruction. Ses effets s’inscrivent dans le temps et devront être étudiés sur le long terme.
Par ailleurs, et face à ces dimensions nouvelles, les acteurs du procès ont aussi montré des réticences à la consécration d’une évolution restaurative. Tirant les leçons du procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher, le Parquet national antiterroriste a ainsi demandé à avoir la parole avant les avocats des parties civiles, contrairement à ce que prévoit la procédure d’audience, afin d’éviter que ses questions ne soient posées en amont par les victimes. Par ailleurs, les termes particulièrement belliqueux employés par les avocats généraux ont marqué la posture rétributive de l’accusation, empruntant une rhétorique de la guerre et de la monstruosité (« soif de sang », « munitions démoniaques »), jusqu’à reprendre la sémantique de l’État Islamique (les « Lions » pour désigner les membres du commando). Certains avocats ont d’ailleurs déploré l’absence d’individualisation des accusés détenus et de prise en compte de leur évolution à l’audience dans les réquisitions du Parquet général.
La Cour d’assises spécialement composée ne s’est pas non plus entièrement saisie des évolutions restauratives du procès. La décision communiquée aux parties n’inclut la place des victimes que dans une infime proportion, en dépit de l’étendue de leur participation aux débats. Une avocate de parties civiles s’est ainsi interrogée sur l’impact de ces dix mois d’audience, très intenses, sur une décision qui se rapproche en de nombreux points de l’ordonnance de mise en accusation rendue le 16 mars 2020. Enfin, la condamnation de Salah Abdeslam à la peine de réclusion criminelle à perpétuité incompressible a annihilé toute possibilité de réhabilitation, excluant de prime abord une dimension restaurative à sa peine.
Vers une formalisation de ces évolutions ?
Ce procès d’exception, mené par une Cour spécialement composée, dans un bâtiment conçu pour l’occasion et avec la participation active d’un très grand nombre de victimes, s’apparente en de nombreux aspects à un mécanisme de justice transitionnelle. S’il s’agit d’un procès rétributif, il a octroyé une place singulière aux victimes. Leur participation s’est même révélée plus importante que devant les tribunaux internationaux compétents pour connaitre des crimes de masse tels que la Cour pénale internationale où leurs contributions restent résiduelles.
Ces dynamiques restauratives ne sont toutefois pas encadrées par le droit et posent la question de leur portée et de leurs limites. A titre particulièrement évocateur, bien qu’aucun contre-interrogatoire n’ait été mené à l’égard des parties civiles durant les six semaines de leurs dépositions, certains avocats de la défense ont contesté la possibilité octroyée aux victimes de témoigner par enregistrement vidéo, au motif que cela les empêchait de fait d’exercer leur droit de leur poser des questions. Si cette opposition a été qualifiée de « stérile » par le président de la Cour, elle cristallise une croisée des mondes : la procédure pénale classique formelle, contradictoire, confrontée à une pratique à visée restaurative et dialogique.
L’analyse du procès des attentats du 13 novembre appelle à une réflexion quant à l’opportunité de formaliser ces évolutions – et de consacrer les vertus restauratives que peuvent porter les procès d’auteurs de crimes ayant causé un très grand nombre de victimes. Dans le cadre du jugement de ces crimes, l’intégration de mécanismes propres à la justice restaurative tel qu’un espace d’expression dédié, permettant aux victimes de s’exprimer et d’être reconnues officiellement dans leur souffrance, pourrait être envisagée. Des rencontres et échanges entre auteurs et victimes pourraient être proposés, afin d’apporter aux victimes les réponses attendues, de favoriser la formulation d’éventuelles excuses et de rechercher ainsi une réparation intégrale. En outre, le soutien psychologique proposé aux victimes pourrait s’étendre aux accusés en amont de l’audience, afin de mieux les préparer à cette rencontre au potentiel transformateur.
De telles mesures devraient être rigoureusement pesées et encadrées par le droit afin d’entériner les progrès constatés au cours de ce procès. Les dynamiques qui se sont imposées de façon naturelle pourraient alors augurer une évolution de la procédure pénale vers davantage de justice restaurative.