Infoprisons

La « Judiciarisation de la politique », une instrumentalisation du pouvoir judiciaire ? Le Procureur général du canton de Vaud a répondu par écrit aux questions d’Infoprisons

Q. Actuellement à l’examen de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH), la plainte de l’Association « Aînées pour la protection du climat » pourrait aboutir à une condamnation de la Suisse pour l’insuffisance de son action en faveur de la santé des citoyen.nes et des femmes âgées en particulier. Plusieurs autres pays ont été condamnés, dont les Pays-Bas, la France ou l’Allemagne. Craignez-vous qu’on assiste dans le futur à un déferlement de procédures judiciaires de ce type, en relation avec le climat ou d’autres domaines ?

R. Il ressort de certains documents que j’ai eus en mains qu’un des éléments de la stratégie de certains activistes est un encombrement, une asphyxie de la justice par le biais d’oppositions systématiques, de recours, de refus de répondre, etc. ; cela ne peut évidemment pas me satisfaire ; si c’est le bien cas, je veux croire que cela fera réfléchir ceux qui sont sceptiques lorsque l’on parle d’une instrumentalisation de la justice. De là à craindre un « déferlement de procédures », il y a un pas que je ne franchis pas.

Q. D’une certaine manière, les activistes du climat qui s’en prennent à la politique du gouvernement, ou des banques, ou d’une entreprise de ciment poursuivent le même but que les aînées, mais par des actions qui constituent des infractions. Cela peut générer des actions politiques qui n’auraient peutêtre pas été lancées sans cela, comme l’initiative populaire cantonale « Sauvez le Mormont ». Voyez-vous quelque chose de positif dans le comportement de ces jeunes ?

R. Dans le cadre de l’exercice de ma fonction de procureur général chargé d’appliquer, de faire appliquer la loi et d’en contrôler l’application, ce que je ressens personnellement face aux comportements en cause n’a pas sa place.

Q. Trois critères ont été examinés par le Juge Colelough concernant les joueurs de tennis du Crédit Suisse : le mobile honorable, la détresse face aux menaces du climat et l’état de nécessité. Cela l’a amené à prononcer un acquittement. Quelle a été votre réaction en apprenant cette décision ?

R. Il faut rectifier : le Président Colelough a prononcé un acquittement sur la base du seul état de nécessité qu’il a retenu, en tant que fait justificatif au sens de l’article 17 CP. Il n’a pas analysé le mobile honorable et la détresse, qui sont des circonstances atténuantes au sens de l’article 48 CP.

Ma réaction a été, vous le savez, de considérer qu’il s’agissait d’une application erronée du droit. La Cour d’appel a suivi les conclusions du Ministère public. Le Tribunal fédéral en a fait de même suite aux recours des manifestants, en ce qui concerne l’exclusion de l’état de nécessité. Ce sont les instances supérieures qui ont retenu le mobile honorable, ce que le Ministère public, par le Procureur général, n’a pas remis en cause.

Il me paraissait nécessaire, voire indispensable de rappeler la réalité, afin que les positions des différentes instances soient précisées, et que l’on n’attribue pas à l’une ce qui a été décidé par d’autres.

Q. Au cours des quelques procès pour désobéissance civile de ces deux dernières années, on a cru percevoir des divergences de point de vue dans le pouvoir judiciaire et un certain flottement dans la manière de juger : cela est-il dû à des problèmes de conscience ? Ou au fait qu’il s’agit de situations nouvelles qui demanderaient des aménagements dans les procédures ?

R. Il y avait des questions juridiques nouvelles, certaines complexes, en droit de fond comme sur le plan de la procédure. Des divergences dans les analyses juridiques et les jugements ne sont pas étonnantes. C’est peut-être même plutôt sain : ceux qui appliquent la loi ont encore un pouvoir d’appréciation ; ils peuvent avoir raison, ou tort ; c’est simplement caractéristique de la justice, même si ici cela a été fortement médiatisé.

Q. Au cours des quelques procès pour désobéissance civile de ces deux dernières années, on a cru percevoir des divergences de point de vue dans le pouvoir judiciaire et un certain flottement dans la manière de juger : cela est-il dû à des problèmes de conscience ? Ou au fait qu’il s’agit de situations nouvelles qui demanderaient des aménagements dans les procédures ?

R. Il y avait des questions juridiques nouvelles, certaines complexes, en droit de fond comme sur le plan de la procédure. Des divergences dans les analyses juridiques et les jugements ne sont pas étonnantes. C’est peut-être même plutôt sain : ceux qui appliquent la loi ont encore un pouvoir d’appréciation ; ils peuvent avoir raison, ou tort ; c’est simplement caractéristique de la justice, même si ici cela a été fortement médiatisé.

Q. Les militant-es ont agi collectivement et ils et elles souhaitaient un procès collectif. Vous l’avez refusé pourquoi ? Pour réduire la force de conviction du collectif ? Pour leur faire peur ? Pour réduire l’impact plutôt positif de leurs actions sur la population ?

R. Un traitement collectif ou individuel, ou par « groupes » fait partie des questions pour lesquelles la loi laisse une certaine marge d’appréciation aux autorités en charge de son application. Les choix procéduraux des prévenus entrent aussi en considération : faut-il par exemple faire attendre des mois, avant de le juger, celui qui a donné son identité et accepte les règles de la procédure, parce qu’un autre a choisi de rester anonyme et de ne pas révéler son identité, ce qui va considérablement allonger la procédure ? Des décisions sont rendues sur ces points, et des voies de droit – d’ailleurs utilisées – sont ouvertes contre ces décisions. Quant à savoir si un procès collectif aurait un impact plutôt positif sur la population, je n’en suis pas convaincu.

Q. Dans le public on a beaucoup entendu que la répression est trop sévère et que les peines prononcées sont disproportionnées. Quelles répercussions cela aura-t-il sur l’avenir de ces jeunes (sanctions, frais de justice + amendes, casier judiciaire) ? A votre avis, la mobilisation des jeunes (et des moins jeunes) est-elle menacée de disparition ? Est-ce souhaitable ?

R. Permettez-moi là aussi de nuancer : on a, « dans le public », entendu tout et son contraire sur les peines, la sévérité excessive, la clémence trop grande, etc. Pour l’heure, des dizaines d’affaires sont encore en cours ; c’est devant les tribunaux que le Ministère public s’exprime sur les peines. A ma connaissance, aucun des manifestants (jeune ou vieux, peu importe) qui a respecté la loi et n’a pas commis d’infraction, n’a fait l’objet d’une sanction pénale. Comme dans tous les domaines, des décisions du MP ont été confirmées, et d’autres modifiées. Une autorité pénale au sens du Code de procédure pénale (CPP) n’a à mon sens aucune raison de traiter ces justiciables différemment des autres. Encore faut-il évidemment que les justiciables acceptent au moins certaines des règles du « jeu judiciaire ». Mais c’est une très vaste question.

Q. A celles et ceux qui se mobilisent en pratiquant la désobéissance civile, la justice fait régulièrement remarquer qu’il existe des moyens légaux pour se faire entendre. Or plusieurs parmi les manifestants sont des élus. On ne peut donc pas leur reprocher de crier au mauvais endroit : quelles autres possibilités auraient-ils et elles ?

R. Ce qui m’interpelle, c’est de découvrir que des personnes élues conformément aux lois, et qui adoptent des lois, puissent ouvertement enfreindre et appeler au non-respect de lois pourtant adoptées au moyen des outils démocratiques. Dans le cadre de la crise COVID, je me souviens d’avoir été choqué par les déclarations d’un parlementaire fédéral, UDC sauf erreur, qui incitait publiquement les restaurateurs à ne pas respecter les restrictions édictées. C’est inquiétant dans un état de droit. Si un élu prône le respect des lois qu’il a votées et appelle à la violation de celles auxquelles il s’est opposé, il se place au-dessus d’une démocratie qui pourtant l’a élu. C’est inacceptable.

L’analogie va vous faire sourire : le Président d’un Etat qui incite plus ou moins ouvertement ses partisans à investir violemment le parlement pour contester les résultats d’une élection donne un énorme coup de couteau dans le dos de la démocratie. Dans l’exemple rappelé ci-dessus, il ne s’agissait que d’un petit coup de canif. Mais l’état d’esprit n’est pas très différent.

Q. A votre avis, la judiciarisation de la vie politique ou plutôt de ses pratiques, de ses insuffisances ou de ses incohérences pourrait-elle devenir un dynamiseur de la vie publique et de la démocratie ? Pourrait-elle déboucher sur des interprétations nouvelles des lois et donc contribuer à leur évolution, y compris les codes pénal et civil ?

R. La vie politique et la démocratie devraient être dynamisées autrement, et démocratiquement. Les outils démocratiques suisses (référendum et initiative) s’accommodent à mon avis mal d’un pouvoir accru des juges, que ce soit par des compétences qui porteraient sur l’usage fait de ces outils ou dans un système juridique fondé essentiellement sur la codification et la légifération. Il est essentiel de regarder le modèle dans son ensemble.

Q. A votre avis, la judiciarisation de la vie politique ou plutôt de ses pratiques, de ses insuffisances ou de ses incohérences pourrait-elle devenir un dynamiseur de la vie publique et de la démocratie ? Pourrait-elle déboucher sur des interprétations nouvelles des lois et donc contribuer à leur évolution, y compris les codes pénal et civil ?

R. La vie politique et la démocratie devraient être dynamisées autrement, et démocratiquement. Les outils démocratiques suisses (référendum et initiative) s’accommodent à mon avis mal d’un pouvoir accru des juges, que ce soit par des compétences qui porteraient sur l’usage fait de ces outils ou dans un système juridique fondé essentiellement sur la codification et la légifération. Il est essentiel de regarder le modèle dans son ensemble.

Enfin, d’une manière très générale, il me semble ressortir de l’ensemble de vos questions que ce sont bien les personnes actives en politique, ou les groupes qu’elles constituent, qui veulent faire entrer la justice dans des débats politiques, plutôt que la justice qui voudrait s’immiscer dans le politique. Cette instrumentalisation du pouvoir judiciaire à des fins politiques est aux antipodes de ma vision des rôles des trois pouvoirs et des relations qu’ils doivent avoir entre eux.